C'est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain ne l'écoute pas
Citation prêtée à Victor Hugo
Youna Deniaud : J’aimerais évoquer avec toi les changements que tu as pu remarquer depuis que tu as commencé ton travail de naturaliste. As-tu pu constater des disparités dans la répartition des espèces animales et végétales ?
Roger Etcheberry : Je me suis baladé pendant presque 50 ans dans tous bois de l’archipel, avec une soif de connaissance, restreinte peut-être par mon niveau d’études, mais nos observations et conclusions ont été confirmées par les spécialistes. En ce qui me concerne, mes balades dans la forêt sont maintenant limitées, j’en ai bien profité, je souhaiterais qu’il en soit de même pour les plus jeunes et pour longtemps.
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Parlons de Langlade d’abord. Je connaissais assez peu l'île que j’ai vraiment découvert avec un copain, Michel Borotra, qui m’avait initié à ce moment-là à la découverte d’oiseaux. J’ai donc connu Langlade surtout à partir de 1974 et j’ai pu voir son évolution. Quand on lit ce qui a été écrit sur le sujet il y a un peu plus de 100 ans, Langlade était une merveille et le reste ne valait rien ou presque. Et maintenant c’est devenu l’inverse. C’est désolant. Et tout ça dans l’indifférence quasi-générale, ce qui me fait mal au cœur. Nous apprécions aujourd’hui la repousse de la végétation à Saint-Pierre, nous en sommes admiratifs. Mais la réalité c’est qu’il n’y a pas de cerfs à Saint-Pierre. Mon grand regret est de ne pas avoir été capable de sensibiliser l’opinion sur ce sujet. Je l’ai déjà dit dans une émission radio en novembre 2023. Il y a de grandes chances qu’à Langlade il y ait des espèces disparues, certaines étaient très localisées.
La forêt de Miquelon est un peu en meilleur état, mais l’impact est quand même significatif.
Youna Deniaud : Et au niveau des rythmes de floraison, y a-t-il des changements hormis une disparition des espèces ?
Roger Etcheberry : Difficile à dire. Nous avons eu deux années remarquables de floraisons précoces de plantes en 1979 et 1999. En 1999 on a vu de gens cueillir des fraises fin juin. Le printemps a été superbe. On attendait le même phénomène en 2019 mais ça ne s’est pas matérialisé.
Youna Deniaud : Concrètement quelles sont les causes de dégradation de la forêt de Miquelon-Langlade ?
Roger Etcheberry : En ce qui concerne la végétation, les causes sont multiples. J’insiste beaucoup sur ce sujet. Nous avons un climat difficile, des sols pauvres, acides, le rabotage des glaciers fait que là où il y a des boisements il n’y a pas pratiquement pas de sol. Les racines des sapins et autres arbres et arbustes sont quasiment horizontales, peu ancrées dans le sol. Lorsque qu’ils sont denses, ils se protègent les uns les autres. On remarque de plus en d'hivers sans neige ou presque, ce qui rend les jeunes pousses bien plus vulnérables.
Il y a aussi beaucoup plus de vent qu’avant. Il suffit de voir à quel point les arbres sont tordus. Il y en avait un au Ruisseau Debons il y a quelques années, je l’avais qualifié de « girouette fixe ». Il avait des branches uniquement du côté opposé au vent. C’est une opinion qui, je crois, fait l’unanimité dans l’archipel : de moins en moins de neige et un décalage de saison. Septembre a été plus beau qu’août par exemple. Aujourd’hui les hivers ont plus de neige en mars, alors qu’avant c’était en février. Les gens le disaient d’ailleurs à Miquelon « ah, petit février ! ». Ça voulait tout dire : petit mois mais beaucoup de mauvais temps, de tempêtes. Maintenant il y a des redoux en février. Cependant, il faut être prudent et ne pas tirer de conclusions trop hâtives dans ce domaine.
Sur l’île d’Anticosti, qui est plus au Nord, le chevreuil est très populaire pour la chasse, Cependant, la limitation des populations se fait principalement par la neige. Ici c’est donc de plus en plus compliqué. Un des problèmes je pense, c’est l’accoutumance. L’environnement change lentement, donc on finit par s’habituer.
Regardez Saint Pierre vers l’étang du Milieu par rapport au Cap Corbeau. C'est un désastre. Cuquemel on dirait que c’est pris très tôt au printemps mais non c’était un 15 août. J’ai passé des journées entières sur Cuquemel tellement c’était intéressant et riche en termes de végétation et de faune aviaire. Mais maintenant c’est une vraie catastrophe.
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Le Cap à Miquelon aussi a pris un coup. L’hiver dernier, l’impact du verglas a été bien visible. Les pluies verglaçantes c’est la pire cochonnerie qui existe.
Youna Deniaud : Quand a été introduit le cerf de Virginie à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
Roger Etcheberry : En 1953. Au moment d’introduire le chevreuil, une personne des services canadiens de la faune est venue donner son avis. Il avait dit « pas terrible votre habitat pour le chevreuil ». Puis il est revenu quelques années après et il a dit une seule phrase : « attention à votre forêt ». Ça veut tout dire. Et puis, lors d’une mission en 2008, nous avons accompagné quelques spécialistes dans les bois de l’archipel. Vers le centre de Miquelon, au lieudit « La Grande Bouillée », l’un d’eux nous a nous a dit : « Voyez-vous, ici dans une échelle de dégradation de 1 à 5 de la forêt : eh bien vous êtes à 6 ». Ici ou là on retrouve de petits bouquets d’arbres mais ce n’est pas suffisant pour assurer l’avenir. A Saint-Pierre la situation est différente, il suffit de se rendre à pied entre le Centre d’Achat et l’étang de Ravenel en passant au Sud du cimetière pour comprendre ce que c’est qu’une vraie repousse .
Regardez entre juillet 1982 et août 2014. C’est encore pire maintenant. On ne le voit pas trop parce que c’est blanc mais il y a des squelettes d'arbres partout. Sur la photo de 2014, on voit clairement que la végétation herbacée a remplacé les arbres
Youna Deniaud : Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour préserver et revitaliser cette forêt de Miquelon-Langlade ?
Roger Etcheberry : Faire diminuer la population de cerfs, mais les gens craignent qu’il disparaisse. Gaétan Laprise, qui habite l'île d’Anticosti depuis de nombreuses années, a fait une conférence sur la forêt de cette île. Il a déclaré « essayez donc de l’éradiquer, je vous parie mon salaire de l’année que vous ne réussirez pas ». Parce que les comptages qui sont faits l’été sont un bon indice, mais ce n’est qu’un indice. Le danger c’est que l’espèce est très adaptable. Il survivra, avec quelques adaptations sans doute, mais au détriment de l’environnement. Et c’est inquiétant.
Youna Deniaud : Concrètement les cerfs empêchent la repousse ?
Roger Etcheberry : En fait, les graines qui tombent sur sol doivent germer. S’il n’y a pas assez de lumière les arbres vont végéter, croître de quelques centimètres, mais ils sont là. Dès qu’il y a une ouverture dans la forêt et qu’ils reçoivent suffisamment de lumière ils se développent normalement. A l’inverse s’ils ne sont pas présents lorsque la lumière arrive au sol, les graminées et les fougères auront déjà envahi l’espace. De plus, ils croissent rapidement, rendant quasiment impossible la germination des graines de conifères. Ce sont des cycles d’une trentaine d’années environ. Les jeunes sapins devraient croître normalement, mais ils sont plus appétents pour les herbivores. L’abroutissement est donc trop important par rapport au nombre de semis pour permettre une bonne repousse. On parle aussi de l’impact des insectes. Dans une forêt en bon état cet impact peut être négligeable, mais comme ce n’est pas le cas …
Youna Deniaud : Ils s’attaquent aux jeunes pousses également ?
Roger Etcheberry : Oui parce qu’elles sont plus tendres. Pour certains habitants il y a de la repousse. Mais à l’époque, jusque dans les années 60, je me souviens qu’il y avait d’assez nombreux traineaux à cheval qui allaient l’hiver couper des piquets de clôtures. Mais alors, posons-nous la question : où est-ce que vous iriez couper des piquets aujourd’hui ?
Un bel épicéa blanc, appelé « spruce » localement comme à Terre-Neuve, regardez. C’est dans la vallée supérieure de la vallée de Dolisie, dans le sud de Langlade. Cette photo a été prise en 2002. Il est tout seul, rien ne pousse, sauf de la végétation herbacée. C’est comme dans la vallée de la Belle-Rivière, il y a des gros épicéas, des arbres qui ont au moins 50 ans, voire plus, mais rien à côté que des herbes et des fougères. Le sorbier, l’arbuste préféré du cerf, donc a également bien diminué.