Il est 17h30 ce jeudi 3 novembre 2022. Alors que les audiences ont pris fin au palais de justice de Fort-de-France, la salle de la cour d’assise est pleine à craquer. Des femmes en tenue décontractée et des hommes en bras de chemise se serrent sur les bancs. L’ambiance est familiale, loin des tensions qui entourent les terribles procès qui ont lieu habituellement dans cette enceinte.
Dans quelques minutes, neuf candidats, neuf étudiants, vont se succéder devant ce public bigarré. Neuf sur les vingt-cinq inscrits qui avaient participé au départ aux présélections organisées par l’Université des Antilles le mois dernier.
Ces six jeunes hommes et trois jeunes femmes vont devoir maintenant délivrer le meilleur plaidoyer autour d’un poème d’Aimé Césaire intitulé "La justice écoute aux portes de la beauté", paru dans le recueil Moi laminaire en 1982.
Les candidats sont jugés sur la "qualité de l’expression orale", sur leur "capacité à convaincre" et sur leur "attitude face au jury" composé notamment de Laurent Sabatier, premier président de la cour d’appel, de Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la CTM, du bâtonnier actuel Georges-Emmanuel Germany.
Chaque candidat dispose de quinze minutes (sans une de plus) pour conjuguer le mot et le geste justes. Un quart d’heure, c’est à la fois très long et très court pour restituer le sens profond du poème d’Aimé Césaire et le prolonger pour lui donner une résonance actuelle.
À la barre, Silvestre Vangah Bogny ouvre le bal. Il convoque dans sa démonstration l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ et l’ancien Premier ministre français Lionel Jospin, en indiquant que la justice est rendue par des hommes et des femmes susceptibles de commettre des erreurs.
Après lui, Amy-Liz Ayeboua Aduayom s’octroie un préambule. Elle rappelle à l’auditoire qu’écouter aux portes est un vilain défaut. "Les murs ont des oreilles, la justice en a également", ajoute l’étudiante, avant de souligner "la subjectivité" de celles et ceux qui disent le droit.
Pour Lucien Olenyik, qui intervient plus tard, la justice est essentielle car il faut « combattre le feu par le feu ». En sanctionnant les délinquants, elle finit cependant par "se salir les mains pour que les citoyens n’aient pas à le faire". Du coup, "elle s’éloigne de la beauté".
Dans la salle, le public est attentif. Il a droit, selon les candidats, avec plus ou moins d’instance, aux couplets convenus sur le manque de moyens de la justice et les difficultés que cela génère en Martinique et aux quatre coins de la France.
Soudain, un candidat brise le classicisme de l’exercice. "Yekri !", lance Mickael Bedin à la foule qui lui répond spontanément "Yekra !". Le garçon met très vite les rieurs de son côté en faisant un parallèle entre la robe des juges et la fashion week : «"Il suffit de voir le défilé des magistrats pour constater que la justice n’est pas un défilé de Balenciaga".
Emporté dans son élan, Mickael Bedin se lâche. Il est en roue libre. Il évoque même au passage le quotidien des justiciables martiniquais confrontés parfois à "un arc-en-ciel de pétrole dans une flaque d’eau à Fort-de-France". Hilarité générale.
Plus sobre et plus académique, Marouen Neffati prend ensuite le relais et reprend à sa façon le symbole vestimentaire. "
La robe du juge et la robe de l’avocat sont de toute beauté", s’exclame-t-il, en déambulant à son aise dans la salle de la cour d’assises.
Mais que serait un concours d’éloquence digne de ce nom sans la séquence émotion ? Elle arrive vers la fin sous les traits en apparence timides de Maila Ruiz. La jeune femme raconte comment, à la suite d’un rendez-vous médical, elle s’est retrouvée paralysée du jour au lendemain, clouée dans un fauteuil roulant.
"La laideur n’est pas un handicap", assène Maila Ruiz en tournant son fauteuil face au public pour dénoncer avec force les penchants de nos sociétés prétendument modernes à opposer systématiquement "l’homme droit" à "l’homme bancal".
Maila Ruiz veut croire encore en la justice. Elle établit opportunément un lien entre son cas personnel et le poème d’Aimé Césaire. "La beauté est une correction des inégalités", martèle la jeune étudiante dans une nouvelle formule choc.
Le jury est conquis. Maila Ruiz remporte le concours dans sa catégorie, celle des étudiants en licence. Pour les masters, c’est Mickael Bedin qui l’emporte, tandis que Marouen Neffati s’impose chez les candidats issus de l’Institut d'études judiciaires (IEJ).