Carnaval 2024 : « Le mas est une prière »

Mas maten, samedi 10 février 2024
La saison 2024 du carnaval entame sa dernière ligne droite. Cette année, une fois de plus, le mas prouve qu’il est plus qu’une attraction touristique, c’est un pilier de l'identité guadeloupéenne. Un rendez-vous incontournable : « The Place To Be ».

Récemment, le magazine "Voyageurs du Monde" a réalisé un classement des plus beaux carnavals du monde. À la quatrième place, on retrouve celui de la Guadeloupe. Chaque année, il attire de nombreux visiteurs venus des quatre coins du monde. Des touristes, désireux de vivre cette expérience unique, curieux de découvrir les groupes à peau, spécificité du territoire. Le mas transcende ceux qui y participent et fait frissonner ceux qui le regardent. Comment expliquer cette magie ? Entretien avec Michel Halley. 

"C’est un exutoire, un lâcher prise" décrit l'un des membres fondateurs du mouvement culturel Akiyo. Entre l’Épiphanie et le mercredi des cendres, tous les dimanches, des milliers de personnes envahissent les rues sinueuses et cabossées de Pointe-à-Pitre. Pendant de longues heures, ils animent la nuit de leurs pas déterminés. Au rythme de la musique, au son, à la fois brut et envoûtant, ils déferlent telle une vague que rien ne peut stopper. Une marée humaine portée par une ferveur collective, les carnavaliers défilent au pas de course, balançant leurs bras, leur marche est synchronisée. Ils chantent en créole, des chansons aux accents révolutionnaires ou aux paroles empreintes de dérision. Les refrains sont répétés inlassablement à l’unisson.

Ça nourrit ton battement cardiaque, la fréquence de ce que tu joues, ça nourrit ton lâcher prise et en même temps ta recherche d’oxygène pour pouvoir intégrer le groupe et faire corps avec tout ça.

Michel Halley, membre de Nasyon

Michel Halley, musicien et membre de Nasyon

Plus qu'une simple manifestation festive, le mas est un moment de connexion avec les racines, la terre et au-delà. Une communion des âmes. Chaque représentation se transforme en une expérience quasi mystique. Les cortèges sont nourris de traditions animistes. Les processions des groupes à peau sont codifiées. En première ligne, les fouettards, claquant leur long fouet au sol, pour annoncer l’arrivée du groupe. Derrière cette démonstration physique, à la fois spectaculaire et effrayante, une double signification, "battre la terre pour qu’elle devienne fertile et une référence au passé colonial " explique Michel Halley. À la suite, vient le porte-étendard agitant, d’une main de fer, dans l’air le drapeau du groupe. Il est suivi par l’encenseur missionné pour envelopper le gros du cortège d’une fumée épaisse et abondante.

L’encens a cette valeur spirituelle qui permet l’élévation des esprits pendant le carnaval et aussi de chasser les mauvais. On est dans une procession, dans une prière, une incantation. On chasse les mauvaises choses de l’année précédente, pour entrer dans une nouvelle année.

Michel Halley, membre de Nasyon

Aujourd’hui, la Guadeloupe compte une dizaine de groupes à peau, nommés ainsi en référence aux instruments confectionnés à partir de peaux animales. Ils sont issus d’organisations appelées mouvements culturels. Le premier a vu le jour, officiellement en 1984, dans le quartier de Chauvel, c’est Akiyo, à la fois une interrogation et une affirmation.

On était en train de chercher un nom. Il fallait qu’on soit suffisamment marquant, fort, symbolique, pour que lorsqu’on arrive dans la rue, les gens se demandent A ki yo ?

Michel Halley, membre fondateur du groupe Akiyo

Akiyo naît de la disparition annoncée du Mas a Senjan, à la fin des années 70. C'était l’un des derniers groupes issus des faubourgs de Pointe-à-Pitre, composé de "garçons de bouchers et de travailleurs de la ville" explique Michel Halley.

C’était le seul groupe qui jouait sur des tambours à peau naturel. Il était pour nous représentatif de notre culture. Ce groupe Mas a Senjan était en perte de vitesse, et avec la bande à Rudy, à l’époque, on a fait une sortie avec deux trois personnes de Mas a Senjan. Chemin faisant, l’association AKiyo est née en 84, chez Rudy Benjamin. J’en ai été le premier président.

Michel Halley, membre fondateur du groupe Akiyo

Toute l'essence du groupe Akiyo repose sur un triptyque, tradition, création et dérision. La musique est inspirée de celle du Mas a Senjan, sublimée par l’apport de la contrebasse, du tambour solo, petit ka joué avec des baguettes, des chachas et des conques de lambi. Les déguisements s'inscrivent dans une politique d'accessibilité, idéologie encore prégnante aujourd’hui au sein des groupes à peau, le mas ne coûte pas cher. Ils sont confectionnés à partir de rien, des produits naturels et de la récupération. Le folklore guadeloupéen vit aussi à travers les tenues, à l'image du mas a lanmò. Une dimension identitaire  également à l'exemple du mas a roukou, en référence aux Arawaks, du mas a kongo, renvoyant aux origines africaines ou encore le mas kont pwofitasyon, évoquant la grève de 2009. D’ailleurs, le mas "n'est pas discriminant" affirme Michel Halley. C'est un mix de toutes les classes sociales, de toutes les générations et de toutes les origines. Les groupes à peaux sont aussi les dépositaires d’un héritage culturel et militant profond. Akiyo, créé par des nationalistes et indépendantistes, joue la carte de la dérision du système politique et colonial. Le fameux treillis militaire puise ses racines dans une mobilisation d'ampleur en 1985.

On était déguisé d’une part en treillis, et d'autre part, on avait fait la représentation d’un gendarme qui avait une matraque ensanglantée. Il y avait les effigies de Richard Nixon, Georges Pompidou. Le sous-préfet Hugodot a dit qu’on portait atteinte à l’image de l’État Français. Il a voulu nous interdire de défiler. On a été dans les médias … Et puis, on s’est retrouvé d’un dimanche à l’autre de 500 à 1 500 personnes.

Michel Halley, membre fondateur du groupe Akiyo

Michel Halley, membre de Nasyon, premier président de l'association Akiyo

Depuis la naissance du mouvement Akiyo, surnommé manman mas-la, une dizaine d’autres groupes ont vu le jour, 50/50, Nasyon, Le Pwen, Klé La, Mas ka klé ou encore Vim. Leurs performances sont le fruit d'une préparation minutieuse, mêlant costumes élaborés, rythmes endiablés et une énergie communicative, faisant de chaque sortie une œuvre d'art vivante. Un tourbillon de couleurs, de sons et d’émotions. Par leur créativité et leur engagement, ils se réinventent continuellement pour parler aux nouvelles générations. À l'image de Vim et sa musique, elle révolutionne les codes et transporte musiciens, danseurs, et spectateurs avec sa symphonie porcelaine. Les mas a pò sont le cœur battant d’une tradition, qui loin de s’essouffler, gagne en intensité, au fil des années. "Les gens ont besoin de se présenter, d'exister, car il y a trop de choses qui désagrègent l'homme. Une des choses communes, la plus manifeste en Guadeloupe, c'est cette affaire de carnaval", conclu Michel Halley. En ces temps où le monde semble parfois perdre ses repères, le Mas se révèle être un phare, éclairant l’avenir de toute une communauté.