Disons-le d’emblée : quand on vit en Guadeloupe, on sait que tout mouvement de grève est légitimé, quelle que soit la cause qu’il défend. Les luttes sociales font partie des combats que l’on ne peut, ou ne doit, jamais contester. Certains diront même : "Lè dé kanmarad an lit, fo ba yo fôs la". Alors, si certains viennent à critiquer le mouvement, ils se voient immédiatement rappeler à l’ordre. L’alternative est simple : soutenir ou, pour le moins, se taire.
Prouver son engagement avant des échéances électorales
La règle précitée n’ausculte pas toujours les raisons du conflit.
Il peut arriver que les cahiers de revendications présentés par les personnels en grève ne soient qu’une stratégie. En réalité, avant les élections au sein des entreprises ou de certaines branches professionnelles, les luttes d’influence entre organisations syndicales se traduisent, quelques mois ou quelques semaines en amont, par des mouvements de grèves qui permettent à l’une ou l’autre des formations syndicales, souvent d’ailleurs celle de la majorité sortante des élus du secteur concerné, de démontrer sa force, en prouvant son engagement sur les questions qui préoccupent les salariés.
La même stratégie peut aussi être utilisée lorsque le siège de secrétaire général d’une organisation syndicale est en voie d’être renouvelé. Les leaders des sections syndicales qui pourraient briguer le poste ont souvent besoin de mesurer leur force de mobilisation dans leur propre branche professionnelle.
Dès lors, les objectifs annoncés du conflit masquent souvent tous ces intérêts particuliers. Or, ces mouvements de grèves sont de vrais conflits sociaux, qui peuvent avoir des conséquences sur la vie publique, dans la vie des personnes. Des conséquences où les débordements ne sont pas exclus. Mais, même dans ce cas, la phrase rituelle "Lè dé kanmarad an lit, fo ba yo fôs la" sera de circonstance.
Un droit qui n’est pas sans limite
Pourtant, le droit de grève est une liberté conquise de hautes luttes. En France, il est inscrit dans la Constitution. Il fait partie des droits et devoirs accordés dès 1946 et repris par la Constitution de la Ve République : "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent" (alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946) ; "tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix" (alinéa 6).
Pour autant, la loi lui a aussi prévu des limites. Ainsi, certains agents publics n’ont pas le droit de grève, en raison de l’obligation d'assurer la continuité du service public. Plusieurs professions sont concernées : les militaires, policiers, gendarmes et compagnies républicaines de sécurité (CRS), les magistrats, les surveillants pénitentiaires, les personnels des transmissions du ministère de l’Intérieur (chargés du bon fonctionnement des appareils informatiques, de surveillance et de conservation des données).
D’autres professions bénéficient d’un droit de grève limité et doivent assurer un service minimum, à cause de leur organisation particulière comme les contrôleurs aériens, les employés de l’audiovisuel public, des transports, du secteur nucléaire ou encore le personnel hospitalier.
Pour garantir un service minimum d'accueil des élèves dans les écoles maternelles et élémentaires, les enseignants doivent informer à l'avance leur administration de leur intention de faire grève.
Enfin, précisons que le Gouvernement peut aussi demander aux préfets concernés de "requérir toute personne nécessaire" sur un territoire délimité, en utilisant l'article L2215-1 du Code général des collectivités territoriales.
Un droit et des devoirs
Son inscription dans la Constitution fait du droit de grève une liberté inaliénable. Certes, l’organisation syndicale qui lance un conflit social se doit de respecter un certain nombre de règles. Ainsi, elle est tenue d'informer l'employeur de la nature de ses revendications, au moment où elle déclenche le mouvement, par tout moyen de son choix. Elle doit également respecter le travail des salariés non-grévistes. Enfin le blocage ou la dégradation d'un site constitue un acte illégal.
Pour autant, le conflit à EDF-PEI en Guadeloupe et le black-out des 25 et 26 octobre 2024 ont très vite fait appel à une autre notion, qui relève cette fois de la morale. En substance, si les salariés sont libres de faire grève, les actions qu’ils choisissent de mener ne peuvent pas pénaliser aveuglément les consommateurs.
L’incident a provoqué de très nombreuses réactions et les explications données par la Centrale Syndicale, quant à un "accès de colère" de certains salariés qui serait à l’origine du black-out, ne passent pas. Cette fois, c’est un argument moral qui est presque partout évoqué et qui condamne l’acte des grévistes en question. Un collectif "Guadeloupe, éthique et démocratie" parle même d’une "impardonnable irresponsabilité des grévistes". Le collectif invoque même des "limites éthiques" qui conduisent "à ne pas toucher aux intérêts vitaux d’un pays et à ceux de ses habitants".
Il faut donc croire que ce mouvement ne disparaîtra pas de la mémoire collective. Il inscrit même une jurisprudence morale, "éthique" qui oblige aujourd’hui ses acteurs, mais aussi tous ceux qui pourraient l’oublier dans le feu de l’action. Paradoxalement, cette journée et cette nuit dans l’obscurité contrainte semblent avoir mis en lumière des zones d’ombre du droit de grève et de la liberté de manifester ! Des zones qu’il sera difficile d’explorer désormais, sous peine de rendre impopulaire le mouvement que l’on mène, qu’il soit d’ordre social ou sociétal.