Ils sont présents dans les espaces naturels, les zones habitées et les surfaces cultivées… En Guadeloupe, trois espèces de rongeurs nuisibles occupent ces trois milieux à la fois : le rat noir, le ras brun (appelé aussi surmulot) et la souris. Et toutes les conditions sont réunies pour favoriser leur prolifération exponentielle : un climat propice à leur reproduction toute l’année, avec toutefois deux pics en avril-mai et août-septembre ; une mauvaise hygiène environnementale, avec la présence de décharges sauvages et autres épaves de véhicules, constituant des zones-refuge pour ces animaux qui aiment vivre à couvert. A cela s’ajoute leur extrême prolificité : on estime qu’un couple de rats peut engendrer jusqu’à 700 petits par an, sachant que ces mammifères atteignent leur maturité sexuelle dès l’âge de trois semaines.
Des pertes pour les productions agricoles
Les nuisances provoquées par ces rongeurs sont multiples : dégâts sur les cultures, risque de transmission de la leptospirose (maladie bactérienne potentiellement mortelle) et menaces sur la biodiversité, au regard du caractère envahissant de ces espèces. Face à ces enjeux économique, sanitaire et environnemental, les actions de dératisation réalisées de manière localisée en milieu urbain et de façon individuelle en zone agricole sont insuffisantes. Seules les campagnes de lutte collective sont réellement efficaces en termes de durée et de couverture.
La dernière opération de ce type remonte à fin 2017-début 2018, après le passage de l’ouragan Maria. Elle avait permis de distribuer 22 tonnes d’appâts raticides aux agriculteurs, pour un coût total de 90 000 €. Depuis environ deux ans, la pression des rongeurs est de nouveau très forte, avec un impact important sur les productions agricoles. C’est le cas en particulier pour la canne à sucre. La non-récolte de 3 500 hectares lors de la campagne sucrière 2024 a fragilisé les parcelles. Les tiges des cannes non coupées se couchent facilement et s’entremêlent au sol, constituant pour les rats et les souris une nourriture de choix, facile d’accès. Les pertes liées à ces attaques se ressentiront sur les rendements.
Une campagne d’envergure inédite
D’où cette nouvelle campagne massive de dératisation, menée actuellement dans les exploitations agricoles de l’archipel. Elle est pilotée par la Fédération Régionale de Défense contre les Organismes Nuisibles (FREDON). La demande émanait initialement de l’Interprofession guadeloupéenne pour la canne à sucre (Iguacanne). Mais les autres filières végétales sont également concernées par les dégâts des rongeurs : banane, maraîchage, vivres… Sans oublier les élevages, quand ces nuisibles s’attaquent aux réserves d’aliments en granulés.
Nous avons voulu dimensionner le projet à la hauteur des besoins
Christina Jacoby-Koaly, directrice de la FREDON Guadeloupe
Et le financement a suivi : l’opération bénéficie d’un budget sans précédent : 932 000 €, dont près de 700 000 € (70%) financés par le Département, partenaire habituel pour ces campagnes de lutte collective.
« Les raticides utilisés auparavant étaient moins coûteux. Cette fois, l’engagement du Département est fort, afin de rendre ces produits accessibles aux agriculteurs », souligne Blaise Mornal, président de la commission agriculture et développement rural au Conseil départemental. Dans le cadre de la « Convention canne 2023-2028 », la collectivité s’est aussi engagée à « renforcer son appui auprès de la FREDON, pour soutenir les plans de lutte contre les nuisibles qui ravagent les productions ». 11,4% du budget est assuré par les interprofessions Iguacanne et Iguaflhor (fruits et légumes), ainsi que la coopérative bananière « Les producteurs de Guadeloupe ». Le coût à la charge des agriculteurs est ainsi réduit à 13,6%.
58 tonnes de raticides
Cette campagne obligatoire de lutte collective contre les rongeurs est cadrée par un arrêté préfectoral du 6 décembre 2024, qui en fixe la période : entre le 2 janvier et le 14 mars 2025. 58 tonnes de raticides sont prévues pour traiter 14 500 hectares, soit environ la moitié des terres cultivées. 46 tonnes (79%) sont dédiées à la filière canne (11 500 ha), 8 tonnes à la banane (2 000 ha), 3,2 tonnes à la filière fruits et légumes (800 ha) et 800 kilos pour les producteurs non adhérents à une organisation professionnelle (OP).
Le biocide utilisé est un anticoagulant qui provoque la mort des rongeurs de manière différée. Les appâts contenant le poison se présentent sous forme de blocs hydrofuges (résistant à l’humidité) de 20 grammes. Ils sont vendus en seaux fermés de 5 kilos (250 appâts), dans les différents points de distribution alimentés par la FREDON, à savoir les coopératives de chaque filière. Le dispositif mis en place permet aux agriculteurs d’acheter ces seaux à un tarif préférentiel : 9,50 €, moyennant une adhésion annuelle à la FREDON de 15 €. Le coût des raticides est au final neuf fois moins élevé que le prix du marché, comme l’explique la directrice de la FREDON :
Distribution de boîtes d’appâtage
« Il est interdit d’épandre les appâts à la volée dans les cultures, champs et jardins », rappelle l’arrêté préfectoral. « Les appâts doivent être placés au sein de boîtes d’appâtage, afin d’éviter tout risque d’empoisonnement d’autres animaux » que les rongeurs visés. Et justement, c’est le bonus de l’actuelle campagne : en complément des raticides à prix attractif, 15 boîtes d’appâtage sécurisées sont fournies à chaque producteur. 30 600 ont ainsi été commandées, pour un coût de 90 700 €. Ces boîtes permettent également de contrôler la consommation des blocs de poison par les rats. La FREDON souhaite ainsi aider les agriculteurs à s’approprier cette méthode et les amener à une pratique de lutte raisonnée :
Si la quantité de poison est insuffisante, le rat ne mourra pas, et il va développer une résistance, qu’il pourra transmettre à ses descendants. Mal traiter est donc parfois pire que de ne pas traiter !
Christina Jacoby-Koaly, directrice de la FREDON
Toutes les filières impliquées
La vente des raticides aux agriculteurs a démarré la première semaine de janvier dans la filière canne. L’objectif initial était de lancer l’opération bien plus tôt, vers le mois d’octobre, pour permettre de la terminer avant le démarrage de la campagne sucrière 2025, espéré début février. Les planteurs sont donc invités à anticiper avec leur opérateur de coupe : ils peuvent poser les appâts au plus tard quinze jours avant la date de récolte prévue sur leurs parcelles. Les rongeurs auront ainsi le temps de consommer les blocs de raticides, qui ne risqueront pas de se retrouver dans la canne envoyée à l’usine…
L’opération était très attendue également chez les producteurs de banane, puisque les 8 tonnes d’appâts fournies à la SICA LPG ont très vite trouvé preneur. Les coopératives de diversification ont été livrées à leur tour et commencent à les distribuer à leurs adhérents. « La totalité des produits sont déjà réservés par les producteurs. C’est une nécessité d’assainir l’environnement des exploitations », assure Charles-Guillaume Leclère, directeur de Caraïbes Melonniers :
Pour que cette opération de dératisation de masse soit efficace, il faut une implication de l’ensemble des agriculteurs
Blaise Mornal, président de la commission agriculture et développement rural au Département
Les communes devraient mener parallèlement des opérations de dératisation en zones habitées.
- Le reportage audio sur cette campagne de lutte collective contre les rongeurs dans les champs est à écouter en podcast, dans deux numéros de la collection « Kamannyòk », en cliquant ici.