Nouvelle Calédonie : le gouvernement français parle "d’émeutes", "les Kanaks considèrent que c’est une guerre de libération nationale", note Pierre-Yves Chicot

Des émeutiers tiennent un barrage à Dumbéa au matin du mardi 21 mai 2024
Le professeur des Universités, spécialiste du droit public et avocat Pierre-Yves Chicot analyse la crise en Nouvelle Calédonie. Pour lui, le gouvernement français ne veut rien changer à la situation actuelle, compte tenu de ses multiples intérêts sur place. Seulement voilà : c’est la parole anciennement donnée qui est ainsi remise en question ; de quoi froisser les Kanaks, explique-t-il. Entretien.

Le rétablissement de l’ordre se fait très progressivement, en Nouvelle Calédonie. Dans ce territoire où une crise sociétale sévit depuis huit jours, sur fond de vote à l’Assemblée nationale d’une loi prévoyant le dégel du corps électoral, l’activité reste à l’arrêt ; l’aéroport ne rouvrira pas avant samedi. Une solution politique se fait attendre, alors que le président de la République Emmanuel Macron est attendu sur place.

Cette situation est analysée par Pierre-Yves Chicot, professeur en droit public à l’Université des Antilles (UA).

Des accords historiques remis en question

La crise en Nouvelle Calédonie interpelle ailleurs dans les Outre-mer. La position du gouvernement français également.
Pour Pierre-Yves Chicot, il y a aujourd’hui une rupture entre les indépendantistes de la Nouvelle Calédonie, l’Elysée et Matignon.

Je pense qu’il est nécessaire de dire qu’il n’y a pas de difficulté, ni de problème avec la France, en tant que telle, mais un problème entre la revendication de décolonisation portée notamment pas les Kanaks et le gouvernement. C’est une première observation extrêmement importante qu’il faut formuler.

Pierre-Yves Chicot, professeur en droit public à l’UA

Pierre-Yves Chicot observe que le processus enclenché de décolonisation est actuellement remis en question.

La deuxième observation : depuis plus de 20 ans, les gouvernements français précédents avaient accepté un processus de décolonisation. Et ce processus d’acceptation, de part et d’autre, de la décolonisation, en Nouvelle-Calédonie, a été interrompue par l’actuel gouvernement. Et donc, le sentiment qu’il y a eu, c’est une forme d’insulte pour la poignée de mai qu’il y a eu, à l’époque, entre Jean-Marie Tjibaou, Indépendantiste et Jacques Lafleur, qui était représentant du Rassemblement pour la Calédonie dans la République. Le sentiment ressenti par les Indépendantistes, c’est le fait qu’il n’y ait pas de respect de la parole donnée, le respect d’un processus historique qui est passé notamment par ce qu’on a appelé les Accords de Matignon et de Nouméa.

Pierre-Yves Chicot, professeur en droit public à l’UA

Poignée de main historique entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, le 26 juin 1988 à Paris

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Divergences dès les choix sémantiques

Le ministère de l’Intérieur a renforcé la présence des forces de l’ordre sur le Caillou et instauré l’état d’urgence. La réponse et l’analyse de la situation sont-elles appropriées ? C’est juste une question de sémantique et de point de vue, selon Pierre-Yves Chicot. À chacun son vocabulaire, pour évoquer les évènements tel qu’il les vit.
D’où la nécessité d’avoir des points d’accords... qui n’existent déjà pas dans les discours des différentes parties.

Le vocabulaire choisi par les uns et les autres est toujours très édifiant. À l’occasion de la guerre d’Algérie, on parlait des "évènements d’Algérie". À l’occasion de ce qui est en train de se passer aujourd’hui, on parle "d’émeutes". Mais, fondamentalement, en termes de droit international* (...), qui pose le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À partir du moment où la France est arrivée en Nouvelle-Calédonie en 1873, a décidé de s’y installer, d’y envoyer des bagnards, elle n’est pas chez elle pour les Kanaks. Et donc, les Kanaks vont dire à l’ONU : "Nous avons une puissance occupante, chez nous, qui s’appelle la France, il faut décoloniser notre pays". Les Kanaks considèrent que c’est une guerre de libération nationale, comme la Palestine considère que c’est une guerre de libération, contre Israël.

Pierre-Yves Chicot, professeur en droit public à l’UA

NOTA BENE : *Résolution du 14 décembre 1960 consacrée par l’Organisation des Nations Unies : adoption de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. "Dans cette résolution, considérant le rôle important de l’Organisation des Nations Unies comme moyen d’aider le mouvement vers l’indépendance dans les territoires sous tutelle et les territoires non autonomes, l’Assemblée a proclamé solennellement la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations et déclaré entre autres principes que tous les peuples avaient le droit de libre détermination" (Source : Nations Unies). 

Un gouvernement qui défend ses intérêts

La France a tout intérêt à maintenir sa présence en Nouvelle Calédonie, estime Pierre-Yves Chicot. Elle agit donc en conséquence.

On ne peut pas ne pas comprendre que la France, qui est représentée par ce gouvernement, est opposée au processus de décolonisation, pour des raisons stratégiques. Ça peut apparaître comme cynique, mais on ne peut pas en vouloir à la France de défendre ses intérêts. Bien entendu, on aurait aimé que ses intérêts ne soient pas défendus en sacrifiant sa dignité sur l’autel de la parole qui ne serait pas respectée. Pourquoi, parce que vous avez aujourd’hui, en termes de retournements géostratégiques, une puissance économique qui n’arrête pas de monter : c’est la Chine. La Nouvelle Calédonie se voit à nouveau considérée, de façon extraordinaire et magistrale, par la France, non seulement pour le nickel, mais pour les intérêts géostratégiques, pour les intérêts liés à ce qu’on appelle la zone économique exclusive, c’est-à-dire toute la dimension maritime de la Nouvelle Calédonie/Kanaky.

Pierre-Yves Chicot, professeur en droit public à l’UA

Les intérêts en jeu, évoqués par le maître de conférences, également avocat au barreau de Guadeloupe et des îles du Nord, sont considérables. D’où le fait que le gouvernement français veuille garder en l’état la relation actuelle avec la Nouvelle Calédonie et rechigne à avancer vers la décolonisation, autrefois "acceptée par Michel Rocard, par Jacques Chirac et d’autres premiers ministres et gouvernements de la France", rappelle Pierre-Yves Chicot.

(Propos recueillis par Colette Borda)