Les drames se sont enchaînés au mois d’avril entre notamment, des crimes crapuleux, un féminicide et deux infanticides.
Le 8 avril, à Saint-Laurent-du-Maroni, la pharmacienne Hélène Cétoute-Tarcy est agressée dans la rue au couteau et meurt de ses blessures. La population descend dans la rue et réclame des mesures immédiates pour la sécurité des habitants. Un homicide est commis une semaine après au quartier de la Charbonnière. Un meurtre perpétré à Kourou le 13 avril sera suivi de l’incendie d’un squat pour venger la victime. À Macouria, le 17 avril, au quartier Saint-Agathe, un homme tue sa compagne et ses deux enfants. Le 20 avril, une jeune fille de 16 ans est tuée par le concubin de sa mère qui échappe de peu à la mort. Sans oublier les morts violentes de trois orpailleurs clandestins, la Guyane semble être aspirée par une spirale infernale de la violence.
Un fait divers chasse l’autre, la violence installée à tous les niveaux de la société guyanaise…
À l’exposé de ces événements, l’anthropologue Isabelle Hidair-Krivski rappelle : « Nous sommes souvent choqués par la recrudescence de la violence mais on oublie que dans le fil quotidien de la vie nous sommes quand même assez violents. Je considère que la violence s’exprime sous différentes formes. Certaines d'entre elles ne nous choquent pas pourtant ces violences les plus extrêmes prennent leur source dans des types de violence assez banalisées au quotidien. »
Elle poursuit : « Je trouve le seuil de tolérance très élevé en Guyane, on accepte encore des punitions corporelles et même on s’en vante sur les réseaux sociaux. Pourtant les sources d’analyse proposées par les Sciences Humaines montrent bien que les violences subies au sein de la cellule familiale se reportent sur la société toute entière. Ce n’est pas qu’une affaire de famille, cela devient un problème de société. »
La sociologue développe son propos en indiquant que souvent dans les profils de personnes violentes on découvre qu'elles ont aussi été maltraitées pendant leur enfance. Une maltraitance qui s’observe à différents niveaux comme d’exiger d’un enfant termine son assiette, une forme de violence qui peut déboucher sur des troubles de l’alimentation comme la boulimie ou l’anorexie. Mais il existe beaucoup d’autres signes qui conduisent à la violence. Les manifestations d’une estime de soi extrêmement basse ou bien extrêmement haute mais pas équilibrée du tout qui engendre des difficultés relationnelles, à ce faire des amis, à se faire apprécier de ses collègues. Ces personnes sont souvent repliées sur elles-mêmes, agressives, elles éprouvent des difficultés à avoir des relations simples, elles rencontrent des difficultés à encaisser, à recevoir les critiques. Autant de facteurs qui peuvent provoquer de la violence ou encore plus spécifiquement de l’hyper susceptibilité, l’expression même de la violence soit au niveau intra familial soit carrément envers la société :
« […] On va prendre une arme, on va braquer, il n’y a plus de considération pour l’autre, aucune empathie. Souvent la source de cette violence vient avant tout de la cellule intra familiale en difficulté, en souffrance dans l’accompagnement, de carences affectives ou économiques. Toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées.»
Un monde où la violence a pris le pas sur les idéaux de fraternité
Selon Isabelle Hidair-Krivski, on assiste à un tournant de la société au niveau mondial avec la multiplication des guerres notamment : « Dans un contexte tendu au niveau international tous les conflits sont avivés. Les anciens sont ravivés et des nouveaux ont émergé et les extrêmes s’imposent. Où sont passées les associations « SOS racisme », « Touche pas à mon pote » des années 80. Elles ne font plus recette. Il semblerait que cela est plus tendance d’être de l’extrême droite. Il y a de quoi s’interroger sur la société toute entière car cela est un phénomène mondial actuellement. »
Selon l’anthropologue s’il n’y a pas de prise en charge rapide de certains comportements déviants comme le harcèlement, l’agressivité verbale ou psychologique, il ne faut pas s’étonner ensuite d’un possible passage à l’acte.
La violence physique choque mais pas la violence psychologique souligne-t-elle et tout ceci engendre une forme de pessimisme car on ne propose pas d’alternative :
« Nous sommes dans une société mondiale de plus en plus concurrentielle ou l’esprit de compétition s’exacerbe. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, nos jeunes enfants ne sont pas préservés et sont exposés à des images qui proviennent du monde entier, sans explication, sans filtre avec la compétition comme seul mot d’ordre. Tout est une question de chiffres et de millions. On parle de vues, de likes. Pour des questions de statut, de leadership, de notoriété, de rémunération tout est aujourd’hui analysé et classé du premier au dernier. Ce n’est pas un contexte favorable pour rentrer en communication bienveillante. On se retrouve avec des problèmes interpersonnels qui existent déjà et s'accentuent dans un tel environnement. L’autre est devenu mon ennemi. »
Nous sommes aujourd’hui dans une course où il n’y a pas de ligne d’arrivée…
Isabelle Hidair-Krivski évoque ce qui se passe dans le milieu professionnel ou la compétition s’exacerbe car les postes à responsabilité ne sont pas disponibles pour tous. Dans un milieu devenu hypercompétitif les problèmes interpersonnels rentrent alors en jeu au détriment de l’unité. Cela devient très difficile d’unir parce que les places de leader, les statuts importants, les rémunérations importantes sont en nombre limité : « On va se retrouver dans la posture ou on nous parle de bienveillance parce qu’il n’y en pas mais elle fait encore défaut cette bienveillance. Les rivalités personnelles se confrontent. Celui qui va faire une proposition positive, apporter des idées, des projets va prendre le leadership. Dans cette situation, ses propositions positives vont avoir un effet déprimant sur l’ensemble du groupe. On fait face à une spirale infernale, à un cercle vicieux. Il y a trop de compétition, cet excès nous empêche de nous unir. On reste sourd aux propositions positives parce que celui qui les apporte est perçu comme un concurrent qui va prendre la place, il va devenir le chef. Il nous renvoie une image d’échec de nous-même. Je n’ai pas eu et je vais donc refuser l'idée de l'autre. On retourne à la case départ. »
Ce mode de fonctionnement est exacerbé dans les petits groupes. Ce qui est le cas de la Guyane. Ce qui va se passer à l’échelle mondiale sera vécu avec des répliques beaucoup plus fortes car le contexte mondial ramené à l’échelle guyanaise est totalement explosif, précise la professeure des universités.
Cet effet compétitif permanent pour des rémunérations, des statuts pour des postes, pour du leadership constituent un enfermement infernal. Et tout le monde avec les réseaux sociaux se trouve dans cette spirale : être vu, être partagé, être liké, être le plus regardé. "Nous sommes aujourd’hui dans une course pour laquelle il n’y a pas de ligne d’arrivée. On court et on ne sait pas quand cela finira, c’est épuisant".
Et d'ajouter : "On consomme et on jette. On maltraite le cerveau qui a perdu des repères. Dans ce cadre de relations artificielles, difficile de créer des liens, de l’empathie et du respect mutuel."
La Guyane en déficit permanent de travailleurs sociaux
Une autre problématique doit être traitée celle de la santé mentale. La survenue de l’intelligence artificielle et ces nouveaux modes de vie induits font que beaucoup de chercheurs alertent sur les effets de dépendance aussi graves, aussi dévastateurs que les dépendances aux substances psycho actives les plus féroces. Cette non prise en charge du cerveau engendre des maladies mentales comme le narcissisme. S'ils ne sont pas pris en charge, les troubles de la personnalité s’installent.
Malheureusement, il existe un vrai problème de déficit dans les métiers du social.
Il faut cette main-d’œuvre spécialisée pour faire face, des psychologues, des éducateurs spécialisés, des assistants sociaux, tout le secteur social recrute en Guyane mais la main-d’œuvre fait défaut. Il s’agit d'un problème guyanais, précise Isabelle Hidair-Krivski, il y a des difficultés à former pour répondre à cette demande en nombre suffisant alors que les postes existent.
La racine du problème est profonde, car la violence se banalise au sein des familles avec les punitions personnelles. Les harcelés finissent par agir de la même manière avec leurs camarades et devenus adultes avec leurs conjoints, leurs amis ou leurs collègues. Et dans les cas les plus graves, associés à la consommation d’alcool et de drogue, ces personnes perdent alors totalement leurs moyens, et agissent sans conscience ni limites. Beaucoup de jeunes maltraités affirment ne pas savoir faire autrement, ils n’ont pas d’alternative.
Il faut porter une vigilance accrue à la nouvelle génération en formation aujourd’hui. L’anthropologue préconise une approche éducative plus empathique avec du respect mutuel, où l’on apprend aux enfants dès le plus jeune âge « où s’arrête le harcèlement ou plutôt ou cela commence ».
Depuis la pandémie, des laboratoires en sciences humaines australiens avaient alerté sur l’après confinement qui serait plus difficile à vivre que le confinement lui-même. Le monde entier s’est engagé sur cette voie de la violence et une surenchère s’exerce. Il faudra passer ce cap difficile mais la Guyane doit prendre conscience qu’elle n’est pas isolée mais qu’elle fait bien partie de ce monde. Elle n'est plus une entité préservée, à part, un peu oubliée.
Isabelle Hidair-krivski croit qu’il y a moyen d’inverser la spirale de la violence : « […] mais en parlant, en éduquant, en communiquant et pas en considérant que ce qui se passe ailleurs c’est ailleurs et pas chez-nous. Nous faisons aussi partie du monde. »