René Maran ou la conscience intranquille

Le 5e numéro de la collection Orénoque est paru. Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou et Monique Dorcy se sont intéressées, cette fois, à l’auteur guyanais René Maran. Un personnage dont elles font découvrir avec un subtil brio « l’intranquillité ».

Ecrire à deux mains n’est sans doute pas un exercice facile. Pourtant l’historienne Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou et la professeure documentaliste Monique Dorcy, comme un couple désormais bien rôdé, réussissent à produire chaque année et à mettre en exergue les vies et œuvres de personnalités du monde amazonien-caraïbéen.

Ce 5e numéro, d’une collection créée pour la jeunesse réussit le pari en 50 pages de faire connaître l’auteur René Maran. Premier noir à avoir obtenu le prix Goncourt en 1921 pour un ouvrage très controversé au moment de sa parution « Batouala, véritable roman nègre ». A l’occasion du centenaire de ce livre, partout dans le monde, colloques, conférences, essais reviennent sur l’œuvre de cet écrivain prolifique qui passait avec la même aisance de l’univers poétique à celui de l’essai.

Interview à deux voix sur René Maran


C’est le 5e numéro d'Orénoque. Comment menez-vous votre collaboration, vous partagez-vous le travail ?

En effet, voilà cinq ans que nous avons donné naissance à Orénoque. C’est ainsi qu’ont paru les portraits de Léon-Gontran Damas, Alfred Parépou (numéro consacré à Atipa, roman rédigé entièrement en créole en 1885), Élie Stephenson, Guy Tirolien (poète guadeloupéen exposé par Gerty Dambury), et le René Maran édité à l’occasion du centenaire de Batouala, lauréat du prix Goncourt 1921.

Pour ce qui est de notre démarche, en tant que, l’une historienne et l’autre littéraire, notre collaboration s’effectue d’abord selon nos formations d’origine, même si elle nous oblige à élargir nos lectures hors de de nos champs de prédilection. En d’autres termes, qu’il s’agisse du fond comme de la forme, nous cherchons, par nos lectures et nos analyses, à nous compléter, sachant que l’une comme l’autre lisons et relisons le domaine de l’autre. L’objet final est le fruit de discussions, âpres parfois, qui, chaque fois, aboutissent à un consensus de rédaction. De fait, les portraits révélés, par nous deux validés, se veulent équilibrés, sincères et reflétant la recherche en cours.

Vous écrivez pour la jeunesse, pourquoi il est important de s’approprier l’œuvre de Maran ?

Il est vrai que cette revue tout public s’adresse, en priorité, aux lycéens et étudiants. Nous avions l’ambition de rendre accessibles des auteurs guyanais et caribéens qui comptent dans notre littérature et celle du monde. D’où le parti-pris d’un graphisme moderne porté par Didier Icaré.

La langue, l’histoire et la littérature, quel que soit le pays, sont des fondations qui doivent forger le regard de notre jeunesse pour leur devenir. Appréhender nos auteurs, au même titre que ceux qui importent ailleurs, est un passage obligé pour mieux se connaître et s’enraciner chez soi, pour soi, et ce faisant, pour les autres.

René Maran est un auteur qui, en dépit de son Goncourt, ne fait pas l’unanimité, ni à son époque, ni aujourd’hui. Et, comme nous le signalons, dans notre introduction, la lecture de son œuvre contraint le lecteur à tanguer entre perplexité, agacement, et enchantement.

Il faut imaginer qu’à l’annonce du prix prestigieux décerné pour la première fois à un noir, l’Afrique est considérée comme un continent inhospitalier, infesté de maladies peuplée de tribus dites arriérées, dont l’intérêt économique pour l’Occident, se concentre essentiellement sur des matières premières (l’ivoire, le caoutchouc, le bois, le textile) exploitées par une main d’œuvre corvéable à souhait.

Dans ce contexte de conquête et de colonisation par l’Europe et la France en particulier, au XIXe et XXe siècles, de ce continent, l’œuvre de René Maran apparaît à la fois comme un témoignage sur un système qui  contredit l’égalité prônée par les droits de l’homme dont la France se revendique, en affichant la supériorité d’une race sur une autre ; comme une dénonciation virulente des exactions causées par le colonialisme français alors que René Maran en est l’un des agents en raison de son statut d’administrateur colonial.

Premier noir ayant obtenu le prix Goncourt, en quoi est-ce remarquable ?

Remarquable en raison de l’époque elle-même. Si d’autres auteurs ont écrit des romans « coloniaux », jamais le Goncourt, né en 1892, n’a été attribué, avant 1921, à un auteur noir, qui plus est sur un sujet aussi explosif.

Remarquable parce que l’auteur s’oblige à expliciter ses intentions dans une préface ravageuse, écrite par lui-même (ce qui est assez rare).

Remarquable en raison du tollé que ce texte a suscité chez les « coloniaux » et chez ceux-là mêmes qui posent sur l’Afrique un regard bienveillant, ainsi Maurice Delafosse, ethnologue, spécialiste des langues africaines, qui rédige un article sous le titre, Une œuvre de haine.

Enfin remarquable sur ce sur qui fait la quasi-unanimité des critiques sur son oeuvre, à savoir le style de l’auteur. Une langue, à la fois, riche, précise, imagée, prodigieusement poétique jusque dans sa correspondance.

Résumer l’œuvre et le personnage Maran en 50 pages, n‘était-ce pas une gageure ?

Il faut reconnaître que le personnage de René Maran est difficilement saisissable. Il est dans un constant grand écart entre cette passion pour une France dont il admire la civilisation et les principes humanistes ; et son dégoût du colonialisme que sa tant douce France porte. Comme nous l’avons signalé dans notre portrait, René Maran est face à ce rapport pour ainsi dire schizophrénique que tout administrateur issu des « vieilles colonies » connaît dans sa fonction de colonisé-colonisateur (statut réprouvé par certains, ainsi Guy Tirolien et Paul Niger).

Alors que la Négritude des années 1930 affichait clairement une condamnation du fait colonial, René Maran refuse d’y adhérer. Il l’apparente à un racisme plus qu’à un nouvel humanisme, alors même qu’il est victime de racisme, et, qui plus est, accusé de racisme anti-africain. Tous ses amis proches en font partie, et tous, à sa mort, reconnaissent l’importance de sa contribution au mouvement. Léon Gontran Damas et Léopold Sedar Senghor, sont, de ce point de vue, son plus grand soutien.

Il se trouve dans un entre-deux tragique à vilipender les drames coloniaux et à véhiculer des idées reçues sur l’Afrique ; à s’identifier aux grands explorateurs (aventuriers et acteurs de l’expansion coloniale) qu’il admire et dont il rédige les biographies ; à démontrer son patriotisme lors de la première guerre mondiale et sa « neutralité » lors de la seconde.

Rendre l’œuvre et le personnage dans son ambivalence n’est pas aisée puisqu’on a, parfois, affaire au simple et son contraire, qu’il reste des zones d’ombre que la recherche doit combler (sa naissance sur un bateau, son rapport politique à la Guyane, l’existence d’un inédit…). En tout cas, nous avons tenté de dresser un portrait le plus équilibré possible d’un écrivain qui tenait, avant tout, à laisser une œuvre après soi.