"1878, guerre cruelle !" est le premier numéro des "Chemins de l’Histoire" saison six. Antoine Le Tenneur et Joakim Arlaud, les réalisateurs, ont monté un 26 minutes à base de gravures, d’articles et de rares photos
NC La 1ère : Pourquoi vous êtes-vous tellement intéressé à cette insurrection en tant qu’historien ?
Jerry Delathière : La principale démarche est de rééquilibrer l'histoire. Dans toute colonie, l'histoire est écrite au bénéfice du vainqueur. La France n'est pas la seule dans ce cas.
Une rue du Commandant Rivière existe à Nouméa. Tout comme la caserne Gally-Passebosc, du nom du plus haut gradé militaire de l'époque. Un monument est érigé à sa mémoire à La Foa, etc. Mais s'il n'y avait pas eu les Kanak, il n'y aurait pas eu l'insurrection. Les Kanak étaient les acteurs essentiels de cette tragédie. D'où mes recherches. Il faut, à mon avis, éclairer l'histoire. Les Kanak expriment une grande demande.
Cette période a représenté une tragédie pour tout le monde. Mon livre se termine d'ailleurs par la liste de tous les morts européens. Il y a eu des atrocités, des deux côtés.
Quelle a été l'ampleur de cette tragédie ?
On compte 192 morts européens, colons ou militaires. Côté kanak, l'anthropologue Jean Guiart parle de 1 000 morts, mais le nombre est, à mon avis, difficile à évaluer. Tout comme il n'est pas simple de chiffrer la proportion de Kanak qui s'est révoltée par rapport à la population globale. Je l'estime entre 3 000 et 4 000 sur un total de 55 000 Kanak. C'est donc une infime partie. Mais en raison du nombre de morts, des dégâts causés, et de la violence subie, cette période constitue un choc.
Quels sont, selon vous, les causes de cette révolte ?
Il y a, selon moi, deux causes fondamentales, profondes. Tout d'abord, le peuple kanak n'a jamais accepté la présence européenne, qu'elle soit anglaise ou française. J'avance des éléments dans le livre. En 1853, Louis-François-Marie Tardy de Montravel arrive à Balade, des cases sont brûlées, et quatre Kanak sont emmenés en déportation. Le schéma combat-répression se reproduit jusqu'en 1868. La réaction militaire féroce à l'encontre des Kanak opposés à l'installation du premier centre de colonisation pénale marque un coup d'arrêt. Après neuf ans et demi d'accalmie, l'insurrection éclate le 25 juin 1878 comme un coup de tonnerre.
La deuxième cause importante est la spoliation de terres. L'administration pénitentiaire et la colonisation libre font preuve d'une boulimie foncière. Or, dans leur culture, les Kanak ont un lien sentimental très fort à la terre qui n'est pas seulement un outil économique. Pour eux, toute l'humanité en est sortie, à un endroit donné. Quand, dans une chefferie, on touche à la terre, on touche à la structure sociale.
Quelles furent les conséquences ?
Des tribus ont été rasées. Des Kanak ont été déportés à Belep, à l'Île des Pins... Ce qui a créé énormément de problèmes. Car, dix-huit ans après, le gouverneur Feillet les fait revenir, comme main-d'œuvre, dans le cadre de la colonisation libre et de la plantation de café. Des tribus administratives sont créées, et des Kanak sont nommés à leur tête. Mais c'est parfois un assemblage hétéroclite de clans. Il y a une interrogation profonde. Des descendants ne s'y retrouvent pas.
Et chez les colons européens ?
Les morts sont nombreux, beaucoup de stations d'élevage ont été brûlées... Certains sont repartis. Les colons ont pointé du doigt la gestion militaire de cette période. De-là naissent les institutions calédoniennes. Une conséquence positive. Le conseil général est créé, tout comme le conseil municipal élu de Nouméa, les premières commissions municipales à Dumbéa, Païta... Il y a une démocratisation de la vie publique.
L'existence des Kanak est plus difficile. Les colons s'installent en Brousse, parfois à côté des tribus. Le gouvernement français se pose alors la question : "Que va-t-on faire des indigènes ?" Les autorités font venir le gouverneur Louis Nouët, en 1886, qui met en place l'indigénat l'année suivante, sous le même modèle que celui de la Cochinchine, pour contrôler le monde kanak. Ce régime durera soixante ans, jusqu'en 1946. Soixante ans dans un monde d'interdits. La révolte de 1878 a donc constitué un tournant de par les répercussions qu'elle a engendrées pour le peuple kanak.