15e jour de confinement, en Martinique, les autres malades prennent leur mal en patience 

De gauche à droite : Alain Aumis - Edouard De Lépine - Vénus Gabriel-Calixte
Le coronavirus a pris tellement place aujourd’hui dans l’actualité qu’il occulte les autres maladies, tout aussi graves pourtant pour certaines d’entre elles. Comment vivent les personnes atteintes par exemple de cancer ou celles qui ont besoin de soins quotidiens pour diverses pathologies ?
C’est une maison blanche accrochée à la colline d’un quartier tranquille de Fort-de-France. C’est là que vit, seul, Alain Aumis.
 

Alain Aumis - ancien diplomate


À 70 ans, cet ancien diplomate organise ses journées, selon ses humeurs et ses envies, en s’efforçant de prendre la situation avec philosophie. 
Pour lui, le confinement se résume à trois choses, qui remplissaient déjà sa vie, avant l’irruption du coronavirus sur la scène sanitaire mondiale :

"J’écris, je peins, j’écoute de la musique. Je me dis que tôt ou tard on va tous y passer. Donc autant rester calme".

Alain Aumis parle rarement de lui. Et pourtant, il a fait une carrière extraordinaire. Il débute dans les années 80 comme chargé de mission à la préfecture. C’est lui qui gère la création de l’Atrium et des télévisions privées en Martinique, il gère aussi le label d’art et d’histoire de la ville Saint-Pierre, il gère encore la lutte contre l’illettrisme sur l’île.
Alain Aumis s’envole ensuite pour la Caraïbes. Nommé attaché culturel à l’ambassade de France à Trinidad, il coiffe la Barbade et le Guyana. Puis il se rend en Afrique pour un poste de premier conseiller à l’ambassade de France au Nigéria. Et enfin l’Europe.
A Paris, il travaille au protocole à l’Elysée, aux côtés du président Jacques Chirac, et rencontre les grands de ce monde.
Il y aurait beaucoup à dire sur le parcours d’Alain Aumis, qui a officié également, comme secrétaire général adjoint de la présidence française de l’Union européenne. En 2015, quand il prend sa retraite, c’est le retour au pays natal et le bonheur de retrouver sa Martinique. 
Alain Aumis s'en est allé à 73 ans.
Une joie hélas de courte durée, comme il l’explique avec pudeur :

"En 2016, on m’a enlevé le poumon droit. En 2017, les nodules sont réapparues cette fois sur le poumon gauche. J’ai donc commencé une chimiothérapie. En 2018, j’ai subi une ablation de la prostate. Mais je suis un guerrier, j’arrive à dépasser tout cela, parce que mon métier m’a appris à avoir une parfaite maitrise de moi-même".

Aujourd’hui, comme toute le monde, le "guerrier" Aumis est confiné chez lui. Le coronavirus a chamboulé le plan de bataille qu’il s’était fixé pour lutter contre sa propre maladie, contre son propre ennemi, ce fichu cancer qui l’attaque sur deux flancs, en même temps. 
Aumis résume la situation :

"J’ai deux médecins qui me suivent, l’un pour la prostate, l’autre pour le poumon. Je ne peux plus les voir mais on se parle au téléphone. Je devais faire un scanner du poumon en avril à l’hôpital de Trinité, mais il a été annulé, à cause d’un cas de Covid-19 dans l’établissement. Je devais également partir à Paris pour passer une Tep scan, avec des produits radioactifs qui permettent de voir les métastases. Le voyage a été également annulé. De toute façon, je suis bien conscient qu’il ne faut pas que je sorte de la maison en ce moment".

A l’autre bout du fil, la voix d’Alain Aumis se perd, par moments, entre deux toussotements, qu’il ne peut réfréner. Puis, elle redevient claire, assurée, combattive, comme pour montrer que le septuagénaire résiste pied à pied et qu’il n’a pas l’intention de rendre les armes. 
Alain Aumis
Face à une réalité qu’il ne peut pas changer, il n’a d’ailleurs pas d’autre choix que de prendre le quotidien comme il vient. Il faut juste s’organiser, se replier sur ses deux seules forteresses, lui et son domicile, en attendant des jours meilleurs.
Aumis raconte :

"J’ai des courses essentielles à faire, mais je les retarde au maximum. Je pourrais demander à ma fille mais elle a des enfants et je ne veux pas l’exposer. J’ai de la chance d’habiter une grande maison et la solitude ne me gêne pas. Je ne veux pas me lamenter, quand tant de gens meurent dans le monde du coronavirus".


Edouard Delepine - l'historien


De Fort-de-France au Robert, c’est un autre amoureux des livres, l’historien Edouard Delepine, qui ronge difficilement son frein.
À 88 ans, l’ancien maire de la commune et vieux compagnon de lutte d’Aimé Césaire, vit très mal le confinement. 
Sa femme, Julie, confie :

"Jusqu’à hier encore, il avait le moral à plat. Il ne pouvait pas lire. Il n’arrivait pas écrire. Il ne faisait que dormir. Aujourd’hui, il refait surface. Il fait quelques pas sur la véranda. Il va sur son ordinateur et il corrige ses livres. C’est déjà mieux".

Pour un homme de la stature d’Edouard Delepine, qui a publié tant de textes précieux sur l’histoire combattante de la Martinique et qui a mené tant de luttes courageuses, depuis son engagement à l’âge de 13 ans dans la jeunesse communiste en juillet 1945, ce qui lui manque le plus ces jours-ci, à lui aussi, c’est le contact avec l’extérieur.
Sa femme, Julie, raconte :

"Il ne reçoit plus de visite et les nouvelles le démoralisent. C’est horrible de voir toutes ces personnes mourir du coronavirus. D’ailleurs, il n’allume presque plus la télé, et quand il le fait, il préfère regarder le sport".

À tout cela, s’ajoute l’état de santé d’Edouard Delepine. Depuis quinze ans, il se bat contre la maladie de Parkinson. En temps normal, il se soigne en prenant des comprimés de Modopar, à raison de deux le matin, un le midi et un dernier le soir. A ce niveau, rien n’a changé, mais ça ne fait pas tout.
Sa femme, Julie, explique :

"Il a ce qu’il faut comme médicaments. La pharmacie nous livre à la maison. Ils sont venus le mois dernier. Ils reviennent la semaine prochaine. En revanche, pour le travail sur la motricité, c’est plus compliqué. Le kiné ne se déplace plus. C’est lui qui aidait mon mari à gérer son équilibre". 

La conversation se poursuit avec Julie, devenue en quelque sorte le porte-parole d’un homme, autrefois volubile quand il se saisissait du micro. De temps à autres, elle lui relaie la question. Sa voix grave et reconnaissable se fait alors entendre derrière elle. Une voix cependant plus lente et plus "triste" que d’ordinaire.
Avant de raccrocher, d’Edouard Delepine lâche, dans un soupir résigné et perdu, à propose de la crise sanitaire planétaire : "Je n’ai jamais vu ça ! Je n’ai jamais vu ça !"

 

Vénus Gabriel-Calixte - bientôt 100 ans


À quelques kilomètres de là, au Lamentin, c’est une autre famille qui gère la situation, tant bien que mal, en réorganisant également son quotidien.
Vénus Gabriel-Calixte
À bientôt 100 ans, Vénus Gabriel-Calixte est atteinte de la maladie d’Alzheimer et a besoin d’être constamment entourée.
Sa fille, Marie-Elise, témoigne :

"Maman peut juste marcher sur quelques mètres avec son déambulateur. Mais pour tous les actes de la vie quotidienne, elle est complètement dépendante. Elle n’est pas capable de se nourrir ou de se baigner toute seule. Il faut obligatoirement quelqu’un avec elle toute la journée"

Marie-Elise a donné congé à l’infirmière qui s’occupe habituellement de sa mère, pour éviter tout "risque". Elle a tout repris en main, en sortant sa mère de sa maison de Morne Pitault pour l’installer chez elle à Roche Carrée. Le week-end, ses frères et sœurs prennent le relais.
Vénus Gabriel-Calixte et sa fille Marie-Elise
L’organisation est bien rodée, comme le détaille Marie-Elise :

"C’est une chance pour moi. L’auxiliaire de vie qui s’occupe de ma mère est ma belle-fille et elle habite juste en bas de la maison. Ce n’est pas facile pour elle non plus car elle doit veiller aussi sur ses deux enfants qui n’ont pas classe. A 8h, quand elle arrive, mon mari s’est déjà occupé du petit-déjeuner pour maman. L’après-midi, quand je reviens du travail, je prends la suite".  

En octobre prochain, "si bon Die le", Vénus Gabriel-Calixte décrochera la timbale de "son siècle", sur le chemin d’une vie bien remplie où elle a beaucoup trimé dans les champs comme ouvrière agricole. Depuis six ans, elle n’est certes plus autonome mais la maladie d’Alzheimer ne lui a pas fait perdre le nord, même dans la période actuelle.

Sa fille, Marie-Elise, en rigole :

"Elle n’arrête pas de me demander à rentrer dans sa maison à Morne Pitault. J’essaie de lui expliquer qu’on est en confinement mais elle ne réalise pas ce que ça veut dire. A la fin, je trouve toujours une image en créole, comme la fois où je lui ai dit : Nou lajol an prop kay mwen". Elle a compris, mais dix minutes après, elle voulait encore monter chez elle".

Au quinzième jour de confinement, aux quatre coins de la Martinique, la vie suit son cours pour les malades, quels qu’ils soient. Seuls ou en famille, ils essaient de garder le cap, en s’appliquant, bon gré mal gré, la formule d’usage : "Rété a kay zot".