35e jour de confinement, en Martinique, trois retraités évoquent le Covid-19 et parlent du monde médical dans lequel ils ont évolué

Le premier a exercé comme gynécologue, le second a été directeur-adjoint d’un hôpital, le troisième a œuvré en tant que pharmacien. Aujourd’hui à la retraite, Charles Quist, Jean Vacheron, et Alain Cadoré, s’expriment sur la crise sanitaire.
C’était le 19 avril 1944. Alors que la Seconde Guerre mondiale bat son plein, Charles Quist voit le jour au Togo, dans un village comme tant d’autres, avec sa piste de terre rouge, ses cases et maisons en dur. Son père est un petit fonctionnaire. Bientôt affecté à Lomé, il emmène avec lui ses neuf enfants.
Charles Quist (adolescent).
Les années passent, celles de l’école primaire, du lycée, du collège, celles aussi du régime colonial qui prend fin. Le 27 avril 1960, le Togo accède à l’indépendance. Six ans plus tard, le bac en poche, Charles Quist débarque à Paris. Il veut faire médecine.

A l’Office de coopération universitaire, où il se rend au Quai d’Orsay, on lui demande s’il a de la famille en France. Si oui, il sera envoyé dans la faculté de la ville la plus proche. Mais Charles Quist ne connait personne. Alors on l’expédie à Clermont-Ferrand.

Charles Quist découvre la région et les "habitudes françaises" en disputant, avec son équipe de football, des matchs de village en village. Six ans après, il s’envole pour le Gabon pour son stage de fin d’étude et exerce comme médecin dans une zone rurale pendant douze mois.
Charles quist (médecin).
À son retour en France, Charles Quist passe son clinicat et décide de devenir gynécologue. Il rempile pour quatre ans de spécialisation à Paris. En 1972, la maternité de Fort-de-France recherche un interne pour six mois. L’étudiant togolais l’apprend par son chef de service à l’hôpital. Il se porte volontaire.

À son arrivée en Martinique, c’est le coup de foudre. Charles Quist restera finalement un an, avant de regagner la capitale. À la fin de ses études, il ouvre son cabinet à Paris mais n’oublie pas les hommes et les femmes qu’il a croisés au Gros Morne, à Sainte-Anne ou au François.

En 1977, le gynécologue martiniquais Raymond Mezin écrit à Charles Quist pour lui demander de revenir et de l’aider dans sa tâche. Le retard en gynécologie est criant sur l’île, avec une mortalité néonatale de 30 pour 1000, contre 15 pour 1000 dans l’Hexagone.

Charles Quist accepte. Il s’installe à la rue Victor Sévère et s’active avec son associé, Raymond Mezin, pour doter la Martinique des dernières techniques : échographie, monitoring, laparoscopie. Les deux hommes interviennent également à la clinique Sainte-Marie et à l’hôpital de Trinité.
Charles Quist et ses collègues.
En 1985, trois ans après la naissance du premier bébé-éprouvette à Paris, Raymond Mezin, Charles Quist et Serge Duville réalisent la première fécondation in vitro en Martinique. Mais plus que cette prouesse, le gynécologue togolais se rappelle de deux femmes à l’époque.Il raconte.

Pendant un an et demi, j’ai travaillé avec deux sages-femmes, madame Berté et madame de Jaham. C’étaient les deux seules qui étaient avec moi. Elles avaient déjà 70 ans. Malgré ça, elles faisaient des gardes de 24h, un jour sur deux. Elles faisaient les accouchements, donnaient les soins, accompagnaient les mamans. Leur dévouement était total.
 

Le dévouement de ces sages-femmes fait écho à l’engagement aujourd’hui des personnels soignants face au coronavirus. La pandémie a mis en lumière des professions dont on ne mesurait peut-être pas assez l’importance, ces dernières années. 

En pleine modernité, la crise sanitaire a ressuscité également une pratique que l’on croyait à jamais révolue, une pratique des temps anciens à laquelle on recourrait lors des épidémies de peste et de choléra. Cette pratique, c’est le confinement.
Le docteur Charles Quist.
Au-delà de ces observations, Charles Quist dresse un premier bilan de la gestion du Covid-19 sur l’île :

La Martinique ne s’en sort pas mal pour l’instant. Je suis fier de ce que les personnels soignants et les responsables accomplissent. Mon seul regret concerne nos politiciens. On a vu leurs limites. La CTM avait l’occasion d’élever la voix, de prendre le pouvoir, d’intégrer toutes les structures possibles. Au lieu de ça, nos élus ont laissé les administratifs gérer les choses.


Le dévouement des personnels soignants fait aussi la fierté d’un autre retraité qui habite sur les hauteurs de Case Pilote. Jean Vacheron connait le milieu médical dans lequel il s’est investi à un moment de sa vie professionnelle, que la Guerre d’Algérie a bien failli gâcher.
Fin des années 50, Jean Vacheron, inscrit en prépa au lycée Henri IV à Paris, ne va plus en cours, préférant militer dans les mouvements étudiants qui manifestent leur hostilité à l’action de la France. Après les accords d'Évian, il fait son service militaire et reprend ses études, qu’il finance en travaillant dans un centre de tri de la poste, la nuit.
En 1965, Jean Vacheron rencontre Yolande Jeannet, étudiante martiniquaise en droit. Il l’épouse. Le couple aura deux enfants qui les suivront au gré de leurs pérégrinations. Elle travaillera au Trésor public et au ministère de l’Éducation nationale. Lui œuvrera pour le ministère de la Marine marchande, puis de la Santé, et enfin des DOM-TOM, sans oublier la Cour des comptes.
En 1972, Jean Vacheron est nommé directeur adjoint de l'hôpital Louis-Mourier, nouvellement construit à Colombes, en région parisienne. À 34 ans, c’est la découverte d’un milieu qu’il ne connaissait pas jusqu’ici. Il s’immerge corps et âme.
Jean Vacheron se souvient :

C’était un établissement de 800 lits. On avait des budgets bien dotés : 60 millions de francs de l’époque, sans compter les dépenses de personnel. On travaillait en 3x8. Tout le monde était volontaire. Si un agent était malade, son collègue n’hésitait pas à doubler son service en faisant 16h d’affilée. Il y avait du dévouement. C’était admirable.
 

Jean Vacheron reste un an à l'hôpital Louis-Mourier. La suite de sa carrière le mène à Djibouti, comme directeur administratif et financier du port de commerce, en Martinique où il occupe différents postes à la préfecture, en Guadeloupe, à la Réunion, en Picardie, en île de France, en Poitou-Charentes et en Polynésie, où il siège à la chambre régionale des comptes en tant que membre ou président.
En 2006, Jean Vacheron prend sa retraite et s’installe, avec sa femme, à Case Pilote. En 2017, Yolande décède, laissant un grand vide dans sa vie. Aujourd’hui, à 80 ans, il vit confiné dans leur maison et s’inquiète, non pas pour lui, mais pour ses proches.
Jean Vacheron explique :

Ma fille est vétérinaire et continue d’exercer. Elle voit des clients et prend d’infimes précautions. Mais plus on croise du monde, plus on court le risque d’être contaminé. Ma belle-fille est également infirmière et se retrouve exposée.
 

Alain Cadoré a le même âge que Jean Vacheron et ressent le même vide depuis la disparition en 2018 de sa femme, avec laquelle il avait créé l’association Trisomie Martinique, en hommage à leur fille. A la retraite depuis treize ans, le pharmacien a transmis le flambeau à sa fille et se fait plus discret, réservant son franc-parler et ses souvenirs pour un auditoire restreint.
C’est à la rue Victor Hugo à Fort-de-France, qu’Alain Cadoré pousse son premier cri. Sa mère accouche à la maison. Sa grand-mère est à la manœuvre. Elle est sage-femme. Après des études primaires sans histoire, le jeune garçon se signale au lycée Schoelcher. 
En janvier 1960, Alain Cadoré organise une grève des lycéens pour protester contre la révocation d’Alain Plenel, après les émeutes de décembre 59 : sa hiérarchie reprochait au vice-recteur d’avoir pris position et d’avoir voulu baptiser une école du nom de Christian Marajo, l'un des trois jeunes tués.
Alain Cadoré est un révolté dans l’âme mais aussi un grand sportif, classé parmi les 100 meilleurs athlètes scolaires et universitaires de France. Ses deux spécialités sont le 100 mètres et le saut en longueur. Après son bac, c’est tout naturellement qu’il devient professeur d’éducation physique, avant d’obtenir un poste de pion au lycée Schoelcher. 
En 1963, Alain Cadoré fait un stage de six mois dans la pharmacie de sa tante au Lamentin puis un deuxième de la même durée dans une officine à Bordeaux. Puis il passe, sur place, le concours d’entrée à la faculté de pharmacie. Il est admis et décroche son diplôme, après cinq années d’étude.
De retour en Martinique, Alain Cadoré fait ses armes chez deux confrères, puis s’installe à Rivière Salée en 1971. Onze plus tard, il déménage son activité à Fort-de-France. Dans le même temps, il gère les stocks des produits dont la clinique Saint-Paul a besoin pour les interventions chirurgicales.
Alain Cadoré découvre au plus près le travail des personnels soignants.
Il confie :

J’ai le souvenir d’un ami qui était atteint d’une pancréatite aiguë. On le donnait déjà pour mort. Le docteur Henri Lodéon et son équipe d’anesthésistes l’ont sauvé. Les infirmières du bloc étaient totalement dévouées à leurs malades. C’était pareil pour les sages-femmes.
 

Alain Cadoré n’est pas homme à flatter et à tresser des lauriers sans raison. Alors quand il dit du bien des professionnels de santé, il faut le prendre pour argent comptant. Dans la crise sanitaire, qui secoue la France et le monde, il ne cache pas son exaspération.

On nous a pris pour des cons. On nous a menti de A jusqu’à Z. Regardez l’affaire du professeur Raoult. Il a trouvé un début de solution, même si on pouvait avoir à redire au début sur le faible échantillon de malades qu’il avait soignés avec la chloroquine. Les voyous parisiens lui sont tombés dessus, simplement parce qu’il n’est pas de leur milieu. Ça nous rappelle l’affaire Bellepomme. Il avait dit des choses sur le chlordécone. Les spécialistes parisiens lui étaient tombés dessus également. Or finalement il avait raison.

Au trente-cinquième jour de confinement, Alain Cadoré, Jean Vacheron, et Charles Quist, sont attentifs à tout ce qui se dit et se fait autour du Covid-19. Trois retraités qui savent tout ce que le monde doit aujourd’hui, comme hier, aux personnels soignants. Eux aussi veulent les aider à sauver des vies en commençant par s’appliquer la formule : "Rété a kay zot".