44e jour de confinement, en Martinique, Félix Vert-Pré évoque la situation des aveugles face au coronavirus 

En 2005 on dénombrait entre 12 et 14000 déficients visuels et malvoyants en Martinique. Comment affrontent-ils aujourd’hui la pandémie de Covid-19 ? Le plus médiatique d’entre eux, Félix Vert-Pré, président de l’association Agir sans voir, témoigne.
C’est le soir où tout a basculé. Le 2 mars 1979, Félix Vert-Pré livre un combat de boxe à Bruges en Belgique. À 26 ans, le jeune Martiniquais, passé professionnel quelques mois plus tôt, affronte un "cogneur" belge, Edmond Languewouters. C’est un adversaire redoutable : il a la particularité d’avoir un œil plus haut que l’autre.  
Dans la salle, une femme encourage Félix Vert-Pré. Elle s’appelle Matilde. Elle est guadeloupéenne. Elle est enceinte de lui. Chaque fois qu’il touche Languewouters, elle explose : "Vas-y doudou ! Direct du gauche ! Uppercut du droit ! C’est ça !" 
Félix Vert-Pré se souvient :

J’avais l’avantage. Le visage du gars était en sang. Au 7è round, alors que je venais lui présenter les gants, il m’a frappé par surprise à l’œil gauche. Je suis tombé. Ma tête a tapé le rebord du ring. J’ai fait une hémorragie interne. Six mois plus tard, j’ai été opéré d’un décollement de la rétine, mais j’ai perdu l’œil gauche. Petit à petit, l’autre aussi a commencé à baisser. Deux jours après la naissance de mon fils, je ne voyais plus rien.

Félix Vert-Pré refuse de s’apitoyer sur son sort. Pour lui, cet épisode n’enlève rien aux riches heures de sa vie d’avant, celle d’un gamin du Robert, espiègle, bagarreur et amateur de tirages à moto. Son père est machiniste. Sa mère tient un débit de la régie. Le couple a 4 enfants.
A l’école, le jeune Félix aime les cours d’histoire. Il est fasciné par le légendaire Attila et rêve qu’on dise également de lui, un jour : "là où Vert-Pré passe, l’herbe ne repousse plus". À 14 ans, le garçon adore aussi le sport au point de négliger parfois sa tâche quotidienne.  
Félix Vert-Pré raconte :

Je devais détacher le bœuf de mon père et l’attacher à un autre endroit pour le faire paître ou boire. Un soir les copains m’ont appelé pour jouer au foot et j’ai oublié de le faire. Mon père était fâché. J’ai eu droit au ceinturon. J’ai couru jusqu’à la boutique de ma mère qui se trouvait à 10km de la maison. 

A 18 ans, c’est l’âge du service militaire. Félix Vert-Pré s’envole pour Paris à bord d’un avion DC4, puis rejoint en train la caserne de Fontenay-le-Comte. Il découvre les longues marches nocturnes en forêt et les corbeaux qui croassent, la nuit, au-dessus de sa tête, quand il monte la garde, le réveillant à chaque fois qu’il s’endort.  
Félix Vert-Pré profite par ailleurs de ses permissions pour se rendre à Niort, distante d’une trentaine de kilomètres. Il apprend à boxer dans un club de la ville et livre ses premiers combats. Il a du style et une bonne allonge. Ça promet !
Après l’armée, son CAP de soudure en poche, Félix Vert-Pré doit parer au plus pressé : se prendre en charge financièrement. Il travaille au chantier naval de Dunkerque. Mais, quand on a, comme lui, le virus de la boxe, les bateaux ne font pas le poids. Alors, il remonte sur le ring.
Félix Vert-Pré précise :

J’ai fait 80 combats amateurs. J’en ai gagné plus de 65. J’ai boxé en Allemagne. Je me suis ensuite installé en Belgique et je suis passé professionnel en 1978. Je vivais bien. Je roulais en Jaguar et en Mustang. A Gand, les boites de nuit étaient interdites aux Noirs. J’étais le seul à pouvoir y entrer. 

Le 2 mars 1979, c’est le dernier combat professionnel de Félix Vert-Pré mais il ne le sait pas encore. Au volant de sa berline, il avale les 42km qui séparent Gand de Bruges. Son épouse, Matilde, est à ses côtés. Elle est fébrile, comme Marieke, l’héroïne de la célèbre chanson de la coqueluche belge de l’époque, Jacques Brel. 
A 23h30, après son combat perdu contre Languewouters, Félix Vert-Pré reprend le volant, malgré sa blessure. Le couple rentre à la maison. Les mines sont défaites. Matilde et Marieke se confondent, lorsque résonne, dans l’autoradio, la fameuse chanson de Brel.

Ay Marieke Marieke le ciel flamand
Couleur des tours de Bruges et Gand
Ay Matilde Matilde le ciel flamand
Pleure avec moi de Bruges à Gand

Félix Vert-Pré est K.O debout. Ses amis qui le fréquentaient au temps de sa gloire l’ont abandonné, sauf un. Henri Saxemard fait la navette entre Paris et Gand pour le voir. Il lui répète que "la vie n’est pas finie", lui achète une canne, lui apprend à s’en servir, et le pousse à se mettre au braille, le système d'écriture tactile pour aveugles et malvoyants.
En juillet 1982, Félix Vert-Pré rentre en Martinique et s’installe au Vauclin. C’est une nouvelle vie qui commence. L’homme se fixe des défis et les relève devant les caméras de télévision : il court le semi-marathon de Fort-de-France, il relie à vélo Le Morne-Rouge à Basse-Pointe, il sillonne à moto les 34 communes de l’île en 34 heures pour le Téléthon, il réalise la traversée Grenade-Martinique en pirogue amérindienne avec l’association Karisko, etc.  
Félix Vert-Pré tient en réalité à son indépendance. Il fait tout, ou presque, lui-même, avec parfois de bonnes surprises à l’arrivée. En 1993, séparé de Matilde, il veut appeler un ami mais se trompe de numéro. La conversation s’engage malgré tout. Au bout du fil, l’inconnue lui dévoile son prénom : Thérèse et lui ne se quitteront plus.
 Un an plus tard, Félix Vert-Pré est sollicité pour présider l'association Agir sans voir qui œuvre pour une meilleure intégration et autonomie des déficients visuels et malvoyants. Le siège est à Schoelcher. L’ancien boxeur apporte son punch et fait bouger les lignes. Mais depuis le début du confinement, les activités sont suspendues.

Félix Vert-Pré raconte :

Je suis retourné à notre siège lundi. C’est moi qui signe les chèques pour la paie des employés. Depuis mars, c’est la troisième fois que je vais à Terreville. C’est ma compagne qui m’emmène. Sinon, le reste du temps, je suis à la maison. Je respecte les règles.

Félix Vert-Pré profite du confinement pour se reposer. Mais pas question pour autant de renoncer à son rituel sportif quotidien. Tous les matins, vers 8h, il part faire son footing. Il court entre 2 et 4km en se guidant sur le trottoir avec sa canne. 
De retour de son jogging, Félix Vert-Pré passe quelques coups de fil pour s’enquérir de la situation des aveugles et malvoyants, membres de son association. À l’exception d’un seul, qui redoutait à tort d’être infecté, les nouvelles sont plutôt rassurantes jusqu’ici.

Félix Vert-Pré indique :

J’appelle 5 à 6 personnes par jour. Dans l’ensemble, ça va pour tout le monde. Les aveugles sont en famille. Ils ne sortent pas. Quand ils ont besoin de quelque chose, quelqu’un se déplace pour eux. En revanche, j’ai peur pour le déconfinement. Dehors, ils ne pourront pas appliquer les gestes barrière si des gens viennent vers eux.

Au quarante-quatrième jour de confinement, Félix Vert-Pré s’empare, en conclusion, de l’expression belliqueuse du moment. "Nous sommes en guerre", dit-il. Pour lui, face au coronavirus, les voyants et malvoyants sont logés à la même enseigne. Ils mènent  "un combat contre quelque chose qu’ils ne voient pas" et doivent, pour l’emporter, se conformer, les uns comme les autres, à la formule : Rété a kay zot.