L’Affaire Aliker : symbole historique d'une justice coloniale

Dans les années 1930, la Martinique est largement dominée par la culture de la canne à sucre. Une 10aine de grandes familles békées se partagent l’économie du pays. Dans ce contexte, André Aliker, jeune journaliste et militant communiste, dérange. Il sera assassiné.
 
Fond Bourlet, Case Pilote, le 12 janvier 1934. Les premières lueurs du jour laissent apparaître une masse sombre s’échouant sur la plage de galets. Un jeune garçon de 14 ans découvre le corps sans vie d’un homme, ligoté et manifestement torturé. Un homme qui a payé de sa vie le combat qu’il menait contre l’injustice en Martinique. Il s’agit d’André Aliker, il allait avoir 40 ans.


Une enfance déterminante

 Né le 10 février 1894, au Lamentin, dans une famille d’ouvriers agricoles, André est le 2ème fils de Louise Anne Aliker, dite « Fanfanm ». Une femme au caractère bien trempé qui vit en couple avec un Monsieur Monconduit, le comptable (blanc) de l’habitation sur laquelle elle travaille. Le couple aura 14 enfants dont 7 atteindront l’âge adulte.

A 20 ans, le jeune André a l’occasion de démontrer son courage dans les tranchées de la 1ère guerre mondiale. Sa hiérarchie soulignera qu’il est « toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses ».

 

Début de son engagement militant


De retour en Martinique, en 1918, il travaille dans une épicerie avant de monter son propre commerce de gros et semi-gros. Parallèlement, il se passionne pour le journalisme, y voyant un moyen de dénoncer la situation sociale des ouvriers agricoles… Il devient donc rédacteur en chef du journal Justice, l’organe de presse du Parti Communiste Martiniquais, dans lequel il publie des articles au vitriol dans un style bien à lui, toujours très court et efficace…

Des articles signés de ses pseudonymes « Zoupa » ou « l’œil de Moscou » dans lesquels il dénonce les injustices, les dysfonctionnements de l’administration ou les abus de certains grands patrons.

Un jour de 1933, il apprend par une source très bien placée qu’Eugène Aubéry est au cœur d’un vaste scandale financier, mêlant fraude fiscale et corruption de magistrat. Quelques années plus tôt, Aubéry est devenu l’une des figures les plus puissantes de l’île, à la faveur d’un « bon mariage » avec une héritière Hayot. Il est désormais directeur de la très lucrative usine à sucre de Lareinty.
Aliker dévoile l’affaire, à la Une du journal, et entame la rédaction d’une série d’articles, découpant l’histoire en plusieurs « épisodes ».
 

L’intimidation commence


Le gendre d’Aubéry lui rend alors visite, dans son magasin du bord de mer de Fort de France, pour lui proposer un « arrangement », affirmant que son beau-père pouvait se montrer « très large et reconnaissant ». André Aliker refuse et relate cette entrevue dans les colonnes de Justice.
Les banques coupent ses crédits, l’imprimeur arrête les rotatives et les premières menaces sont proférées. Mais Aliker et le journal résistent, grâce à leur entourage qui s’est mobilisé.

Puisque rien n’y fait, le 3 novembre 1933, Aliker l’incorruptible est passé à tabac en sortant d’une représentation du cirque Dumbar, à laquelle il assistait avec sa femme et ses deux enfants, sur la place de la Savane… Deux mois plus tard (1er janvier 1934) il est enlevé, ligoté et jeté à la mer à FDF… Il s’en sort grâce à une condition physique exceptionnelle et à ses talents de nageur, avant de prévenir ses proches… Il confie notamment à son frère cadet Pierre Aliker « Je suis convaincu qu’Aubéry a mis ma tête à prix ».

Assassinat et procès colonial


Le port d’arme qu’il réclame pour se protéger lui est refusé… Et quelques jours plus tard, la seconde tentative d’assassinat sera la bonne. Le corps mutilé d’André Aliker est retrouvé à Fond Bourlet le 12 janvier. La nouvelle de sa mort se répand et soulève une immense émotion. Une foule très importante assistera à ses obsèques, au cimetière de la Croix Mission, à FDF.

Après deux ans d’enquête, le procès de l’assassinat d’Aliker a lieu à Bordeaux le 23 janvier 1936. Y comparaissent le Ste-Lucien Darcy Moffat et le Dominicais Herbert Mellon, accusé de « complicité d’assassinat ». Ils sont relaxés, faute de preuve, tandis qu’Eugène Aubéry, convoqué en tant que témoin, ne se présente pas et écope de 100 francs d’amende.

La décision est vécue comme une injustice insupportable par son jeune frère Marcel Aliker. Il tente alors de venger André et, à l’occasion d’un enterrement au Lamentin, il ouvre le feu sur Aubéry… mais son arme s’enraille.
Il est arrêté et rapidement jugé aux assises. Des centaines de personnes se rassemblent autour du tribunal et Marcel est acquitté, sous la pression populaire.

Le nom d’André Aliker est déjà entré dans l’histoire.

(Re)voir le reportage de Cyriaque Sommier et Olivier Nicolas-dit-Duclos