Certains planteurs de banane prétendant avoir ignoré la toxicité du pesticide organochloré persistant utilisé de 1968 à 1993 officiellement. Des affirmations provoquant la perplexité, vu l’abondance de documents disponibles sur le sujet.
L’éventualité d’un non-lieu dans l’enquête judiciaire sur le scandale du chlordécone semble hautement probable. Cette décision qui risque d’être rendue par les juges d’instruction du tribunal judiciaire de Paris en charge du dossier laisse perplexe. Si tel est le cas, l’institution judiciaire exonérerait de toute responsabilité les acteurs impliqués dans l’importation du pesticide à base de chlordécone.
Une décision qui conforterait la position des planteurs de banane qui n’auraient jamais rien su de la dangerosité du produit. Ainsi, dans un communiqué du 25 janvier 2021, l’Union des groupements de producteurs de bananes (UGPBAN) rappelle s’être portée partie civile dans cette affaire en 1993. Et de préciser : « Les producteurs de bananes ont, jusqu’en 1993, utilisé des produits phytosanitaires à base de Chlordécone, dans un cadre légal fixé par l’Etat ».
Manière de dire qu’aucun acte illégal n’a été commis, puisque l’importation et l’épandage du pesticide ont été autorisés par plusieurs gouvernements successifs. Le communiqué est éloquent à cet égard : « Il est certain que, si les producteurs de l’époque avaient su les conséquences attachées à l’utilisation de cette molécule, ils ne l’auraient pas employée ».
Une histoire vieille d’un demi-siècle
Une analyse quelque peu édulcorée de l’histoire de l’utilisation de ce produit organochloré persistant. Quelques faits méritent un rappel afin que nul n’en ignore.
Notamment que cette saga commence dès 1952. Le brevet d’invention du chlordécone est déposé par les chimistes Everett Gilbert et Silvio Giolito. Il est commercialisé à partir de 1958 sous la marque Képone aux États-Unis. Des tests de laboratoire effectués en 1963 révèlent sa toxicité chez la souris.
Cette même année, en juin, la firme américaine United Fruits Company qui traite ses bananeraies au Panama et au Costa Rica avec ce produit, met en évidence sa nocivité pour le milieu ambiant. Une première alerte.
Il est introduit en 1966 en Martinique. Une formule du pesticide dosée à 5% de chlordécone est expérimentée dans quelques parcelles sous le contrôle des services de l’Etat. Fabriqué en Virginie, il combat efficacement le charançon du bananier, mais aussi la fourmi-manioc. Les résultats étant prometteurs, les planteurs de banane veulent en acheter massivement.
Utilisé hors cadre légal
Le pesticide est alors utilisé hors cadre légal dans quelques bananeraies. Le 14 juin 1968, le Comité d’études des produits antiparasitaires à usage agricole - un organisme dépendant du ministère de l’Agriculture - rejette une demande d’autorisation d’importation du produit. Le dossier présenté par la société SOPHA de Fort-de-France tient sur trois pages et n’est pas signé.
Le 29 novembre 1969, la Commission d’études de l’emploi des toxiques en agriculture - en abrégé : la Commission des toxiques ou la « Comtox » – émet un avis défavorable pour l’utilisation du pesticide vendu sous la marque Kepone. Elle évoque les risques de contamination à l’environnement. Des conclusions identiques à celles d’une étude de juin 1963 dans des bananeraies traitées avec ce produit par la firme américaine United Fruits au Panama et au Costa Rica.
Le 5 décembre 1969, l’homologation du Kepone est refusée à la société SEPPIC, basée à Fort-de-France, par le Comité d’études des produits antiparasitaires à usage agricole. Son dossier est trop léger et non signé, comme celui de la SOPHA l’année précédente.
Plusieurs demandes rejetées
Durant les 18 mois suivants, les discussions sont vives entre les scientifiques prudents ou sceptiques, les planteurs pressés et le gouvernement soumis à forte pression du lobby bananier. Le ministre de l’Agriculture, Jacques Chirac, accorde une autorisation provisoire de vente valable une année, le 2 février 1972. Elle ne sera prolongée qu’en 1976, sans avoir été renouvelée au terme de la première année.
Lors de la grève des ouvriers des bananeraies en janvier et février 1974 en Martinique, la plateforme de leurs revendications mentionne, entre autres, l’interdiction des pesticides. Une demande ignorée par les planteurs, en dépit des premiers signes de troubles chez de nombreux ouvriers.
En 1975, plusieurs ouvriers de la firme Allied Chemical Company qui fabrique le pesticide dans son usine de la ville d’Hopewell en Virginie, développent des troubles neurologiques. La firme décide de cesser la production du chlordécone. Surtout que le déversement de surplus du produit dans le fleuve James, jouxtant l’usine, provoque la contamination des poissons et crustacés.
Le gouvernement américain l’interdit
L’année suivante, le gouvernement fédéral des États-Unis interdit la commercialisation de tous produits contenant cette molécule toxique. En 1977, les premières études des sols et des eaux en Martinique et en Guadeloupe mettent en évidence les effets polluants du pesticide et ses probables répercussions sur la santé humaine.
L’organisation mondiale de la santé décide, en 1979, de classer le pesticide comme substance cancérogène probable. Il n’empêche, le produit continue d’être fabriqué au Brésil. À partir de 1981, il est vendu en France sous la marque Curlone. Le 1er février 1990, le gouvernement supprime l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du chlordécone, après la décision de la commission européenne de l’interdire.
Quelques mois plus tard, le 5 juin, le ministre de l’Agriculture Henri Nallet refuse la demande de prolongation pour 5 ans présentée par le député de Martinique Guy Lordinot. Le ministre estime suffisant le délai accordé pour retirer progressivement du marché le produit durant les deux années suivantes, soit jusqu’en 1992.
Ministres de gauche et de droite sur la même ligne
En mars 1992, son successeur, le ministre de l’Agriculture et des Forêts, Louis Mermaz, signe une prorogation pour une année de la dérogation d’utilisation du pesticide. Puis, en février 1993, le ministre de l’Agriculture et du Développement rural Jean-Pierre Soisson autorise la coopérative martiniquaise de planteurs Sicabam à utiliser les stocks disponibles du pesticide.
Ces éléments sont publics et connus pour certains depuis 1969 et pour d’autres depuis 1977. Depuis 1968, les planteurs antillais de banane les plus puissants ont toujours utilisé en toute connaissance de cause le chlordécone.