L’histoire officielle a longtemps considéré Victor Schoelcher comme l’artisan de l’interdiction du travail servile dans les colonies françaises. Ce qui se comprend, vu qu’il est l’auteur du décret du 27 avril 1848 déclarant illégal ce régime économique et politique autant abominable qu’obsolète.
Pourtant, rien ne nous interdit de nous remémorer le rôle essentiel de deux hommes politiques martiniquais dans cette révolution, Cyrille Bissette et Pierre-Marie Pory-Papy. Sans eux, il reste à savoir si l’engagement de Schoelcher aurait été aussi constant et efficient.
Cyrille Bissette est arrêté à tort en décembre 1823 pour avoir diffusé une brochure anonyme dénonçant le système esclavagiste. Il est condamné lors d’un procès expéditif, le mois suivant. La Cour d’appel transforme sa peine et celle de ses deux soi-disant complices, Jean-Baptiste Volny et Louis Fabien, en dix ans de bannissement des colonies.
A Paris où il est assigné, il s’attache dès 1825 à réclamer l’abolition de l’esclavage, notamment dans la Revue des colonies dont il est le fondateur. Sur ce terrain, il précède Victor Schoelcher, jeune bourgeois parisien qui découvre ce système en 1830, lors d’un voyage d’affaires à Cuba.
Bissette intransigeant sur la fin immédiate de l’esclavage
Bissette et Schoelcher ont des vues divergentes sur l’interdiction immédiate de l’esclavage. Bissette l’exige, Schoelcher est moins radical. Ils finissent par se fâcher. Au point que Bissette est écarté par Schoelcher de la commission qu’il préside pour préparer l’émancipation, en mars 1848.
Les destins croisés de ces deux personnalités sont remarquablement dépeints dans le dernier livre de l’historien Léo Ursulet. Sobrement intitulé Parcours contrastés des abolitionnistes Cyrille Bissette et Victor Schoelcher récemment publié aux Editions Orphie, l’ouvrage met en lumière leurs désaccords. L’historien rappelle le rôle moteur de Bissette dans l’émancipation.
Il rappelle aussi sa fin de vie peu glorieuse. Le grand abolitionniste renie ses engagements en se rapprochant des colons qu’il avait tant combattu. Elu député en 1849 en s’alliant au béké Auguste Pécoul, il s’éteint à Paris, dix ans après l’abolition.
Le lien entre Bissette et un autre acteur majeur du mouvement abolitionniste, Pierre-Marie Pory-Papy, est évident. Son père est le correspondant en Martinique de Bissette. Avant de s’installer à Saint-Pierre comme le premier avocat de couleur de Martinique, il est élevé dans un milieu social aisé, celui des hommes de couleur libres ou mulâtres. L’idéal républicain et égalitariste leur tient lieu de boussole.
Pory-Papy joue un rôle essentiel le 22 mai
Elu adjoint au maire de Saint-Pierre chargé de la police le 3 mai 1848, Pory-Papy ordonne la libération de Romain. Ce jeune esclave est emprisonné à la demande du maire du Prêcheur et avec l’assentiment de son maître pour avoir joué du tambour durant la journée de travail. L’avocat et militant républicain Pory-Papy estime la sanction disproportionnée. Elle est d’autant plus inutile que chacun sait dans la colonie, depuis le mois de mars, que l’esclavage sera bientôt interdit.
Pory-Papy obtient le retour à un calme relatif à Saint-Pierre. La ville est en ébullition. Après la libération de Romain, ses camarades d’ateliers et des insurgés de Saint-Pierre l’accompagnent jusqu’à l’habitation Duchamp où il vit. Le maire du Prêcheur, Huc, organise un barrage avec la milice qui fusille la foule en liesse. La nouvelle se répand aussitôt dans la capitale toute proche.
Dès lors, il s’en faut de peu pour que la situation insurrectionnelle devienne incontrôlable. Dès lors, Pory-Papy et le commissaire de police, Frédéric Procope Jeune, mulâtre lui aussi, tentent de calmer les esprits. Jusqu’à ce que le maire adjoint persuade le gouverneur, le général Rostoland, de proclamer la fin de l’esclavage, le 23 mai dans l’après-midi.
Peu après, Pierre-Marie Pory-Papy écrira : « J’ai sauvé la colonie ». Il remplace le 24 mai le maire esclavagiste Hervé Puis, le 30 août, il est élu député aux côtés de Cyrile Bissette et de Victor Schoelcher. Aux législatives de mai 1849, le tandem qu’il forme avec Schoelcher est largement battu par le duo composé de Bisette et de Pécoul.
Pory-Papy se retire de la vie politique, reprend son activité d‘avocat et se consacre aux œuvres religieuses. Elu une nouvelle fois député en mars 1871 après l’abdication de Napoléon III et la fin du Second Empire en septembre 1870, il redevient une personnalité politique de premier plan. En pleine session parlementaire, il décède brutalement le 27 janvier 1874. Il est inhumé à Versailles. Injustement oublié, Pierre-Marie Pory-Papy mérite lui aussi, et amplement, d’être beaucoup mieux connu.