Entre Douleur et concurrence : une brève histoire du rhum

Le rhum de la Martinique est le seul à bénéficier du label AOC (Appellation d’Origine Contrôlée). Mais, pour en arriver là aujourd’hui, il a fallu des siècles de travail, mais aussi de souffrances pour les esclaves qui ont contribué à la réussite du rhum.
Il ne se passe pas un jour sans qu’on ne parle de rhum à la Martinique, d’une manière ou d’une autre. On en parle quand les marques Trois Rivières, La Mauny et Duquesne sont rachetées par le groupe italien Campari. On en parle quand dix entrepreneurs japonais visitent les distilleries Neisson, Depaz et la Favorite. On en parle quand les parlementaires alignent la fiscalité des spiritueux locaux sur celle des alcools de l’Hexagone. On en parle enfin, autour d’un verre, entre amis ou en famille, en prenant la blague.
 

La canne à sucre apparait 8000 ans avant l’ère chrétienne


Finalement, qu’on soit cadre, ouvrier, chômeur ou politicien, chacun a sa petite histoire à raconter sur le rhum. Mais l’histoire la moins connue, de chacun d’entre eux ou presque, reste paradoxalement celle de ce "breuvage" lui-même et par conséquent de la canne à sucre.
Récolte de la canne à sucre aux Antilles.
La canne à sucre apparait à l’état sauvage en Nouvelle Guinée, 8000 ans avant l’ère chrétienne. La plante voyage ensuite. Elle est exportée vers les Nouvelles Hébrides, la Nouvelle Calédonie, les îles Fidji, puis vers l’Asie et en particulier l’Inde.

"De très anciens poèmes indiens attestent des vertus du sucre "miel de roseau" plusieurs millénaires avant Jésus Christ. Son usage est alors très limité. La canne reste à l’époque, avant tout, une plante médicinale", explique l’historienne Sylvie Meslien.
 
Tout change avec les Arabes. Ils inventent les premiers moulins à sucre, en utilisant l’énergie hydraulique pour broyer la canne. Le jus est alors recueilli dans des jarres, puis chauffé dans des chaudières en cuivre, avant d’être placé dans des moules, où il se cristallise pour donner des pains de sucre.
Morceaux de sucre de canne.

Les méthodes de fabrication du sucre se développe


La technique est développée à partir du 9e siècle dans les régions qui forment aujourd’hui l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran. Une technique que les Arabes diffusent, année après année, dans les pays qu’ils soumettent. Cette technique exige une forte main d’œuvre, constituée essentiellement d’esclaves africains.
 

Les Arabes font le djihad. L’Occident lance les croisades. Le Moyen Âge se résume déjà à un rapport de force entre musulmans et chrétiens. Mais les expéditions militaires, ordonnées par l'Église pour délivrer la Terre sainte, prennent aussi un tour alimentaire.

Les croisés découvrent, en Palestine et en Syrie, les plantations de canne, mises en œuvre par les Arabes, mais également les méthodes de fabrication du sucre. Ils repartent, chez eux, avec des plants, qu’ils feront pousser en Grèce, en Italie, au Portugal et en France.

Il ne manque plus que Christophe Colomb, pour compléter le tableau. Le navigateur génois introduit la canne à sucre aux Amériques, vers 1493. C’est le début d’une culture intensive, qui demandera, là-aussi, beaucoup de bras et de sueurs : les esclaves amérindiens, puis africains, sont vite mis à contribution.
Transport de la canne à sucre.

La production de sucre s’accompagne bientôt d’un "breuvage"


En 1639, la Compagnie des Isles d’Amérique octroie à un certain Fagues, un privilège de dix ans, pour produire une eau-de-vie de canne, à la Martinique et à Saint Christophe. En 1640, deux Flamands mobilisent des capitaux en France pour monter les premiers moulins à sucre aux Antilles. Le père, Daniel Trezel, opèrent en Martinique, et le fils, Samuel Trezel, en Guadeloupe. Avec monsieur Fagues, ils sont en quelque sorte les pionniers du rhum.

En 1654, des centaines de juifs hollandais sont chassés du Brésil, où ils excellaient dans la production du sucre. Ils débarquent en Martinique et en Guadeloupe, avec leur savoir-faire. Les plantations de canne se développent, les exportations de sucre vers la France augmentent sensiblement. En 1670, on dénombre déjà 117 habitations-sucreries, à la Martinique.
L'habitation Pécoul à Basse-Pointe date du 16e siècle.
En 1685, le roi Louis XIV rebat les cartes. Il révoque l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV  en 1598, et qui octroyait la liberté de culte aux protestants. Les jésuites se frottent les mains. Ils obtiennent l’expulsion, de la Martinique, de leurs concurrents juifs hollandais.
 

Le rhum nait dans la douleur et les rancœurs


La machine est lancée. Elle ne s’arrêtera plus. Bientôt, le "vezoü" fait place à la "guildive", terme utilisé par un autre missionnaire dominicain, le père Jean-Baptiste Labat. "Les sauvages et les nègres l’appellent "Taffia", elle est très forte, et a une odeur désagréable, et de l’acreté à peu près comme l’Eau-de-Vie de grain, qu’on a de la peine à lui ôter", écrit le père Labat.
Le pèreJean-Baptiste Labat. Hyperactif à cause de ses multiples compétences (architecte, technicien, homme de guerre, gestionnaire, pasteur), il parcourt les Antilles de Saint-Domingue à la Grenade.
En 1696, Labat n’est plus à la paroisse du Macouba, où il a officié à son arrivée à la Martinique, deux ans plus tôt. Il dirige désormais le couvent-habitation-sucrerie de Fonds Saint-Jacques à Sainte-Marie. Le dominicain améliore la qualité de l’alcool de canne à sucre, grâce à une trouvaille de son cru. Il importe et utilise, pour la distillation, deux alambics en cuivre de Charente, conçus, au départ, pour l’élaboration de "l’eau ardente", l’ancêtre du cognac.

Les années passent, les habitations-sucreries se multiplient. En 1760, il y en a 450 à la Martinique, mais la production de l’alcool de canne à sucre reste modeste, contrairement aux colonies anglaises qui fabriquent déjà du rhum à grande échelle.
Fûts de rhum à la distillerie de Rivière-Pilote.
En 1802, en pleine révolution industrielle, Napoléon Bonaparte rebat les cartes à son tour. Il favorise la culture de la betterave sucrière, bien plus rentable que l’importation de sucre des Antilles, son prix de revient est en effet moins élevé. 

Face à cette concurrence, à laquelle s’ajoute plus tard la fin de l’esclavage, qui les prive d’une main d’œuvre gratuite, les colons cherchent un nouveau débouché pour la canne à sucre. Ils décident de se diversifier, en exploitant les grandes quantités de mélasse, produites à la Martinique, pour fabriquer du rhum. Ça tombe bien : la machine à vapeur leur permet justement de passer à la vitesse supérieure, en combinant la qualité, d’un côté, et la quantité, de l’autre. C’est le début du rhum industriel.

Aujourd’hui, après avoir traversé les siècles, le rhum fait partie plus que jamais du patrimoine de la Martinique.
Les principaux ingrédients pour préparer le "punch" (cocktail), sucre et citron en attendant le rhum.