Ce mercredi 6 décembre 1961 est un jour à marquer d’une pierre noire. Dans la nuit froide de la banlieue résidentielle de Washington, alité dans une chambre d’un hôpital militaire, un homme de 36 ans se meurt, vaincu par la leucémie, en dépit de deux traitements subis dont le premier à Moscou.
Quelques proches accompagnent dans ses derniers instants Frantz Fanon. La nouvelle de sa mort se répand rapidement dans ce qui est alors le Tiers-Monde, les pays pauvres non alignés sur l’Occident et le bloc soviétique, là où les livres et l’engagement militant de ce médecin psychiatre né en 1925 à Fort-de-France sont connus et respectés.
En poste à l’hôpital psychiatrique de Blida en 1953, il choisit l’Algérie opprimée combattante contre la France coloniale. Dix ans auparavant, il avait choisi la France opprimée combattante contre l’Allemagne nazie, en rejoignant les combattants volontaires des Forces françaises libres, les "dissidents" comme ils étaient appelés. Deux engagements cohérents pour Fanon, intransigeant contre l’asservissement de l’homme, par quelque forme de violence que ce soit, dont le colonialisme.
Revenu au pays après la guerre, au lieu de Paris qu’il n’apprécie guère, le jeune étudiant martiniquais part à Lyon. Il choisit pour spécialité la psychiatrie. Un choix dicté par sa confrontation avec les souffrances des travailleurs immigrés maghrébins. Il remet alors en cause son savoir théorique. Fort de ses observations cliniques et de son expérience du racisme vécu dans les rangs des Forces françaises libres, il synthétise ses hypothèses dans sa thèse de doctorat.
Une thèse jugée subversive
Un chapitre de ce rapport est consacré à la psychopathologie du Nègre. Il y démontre que la relation coloniale créé une forme d’aliénation chez le colonisé qui finit par intérioriser son infériorité. Ses professeurs lui refusent la possibilité d’inclure cette théorie dans sa thèse, la jugeant subversive. Fanon est contraint au compromis. Il opte pour un sujet orthodoxe afin d’obtenir son diplôme.
Quelques mois plus tard, le Docteur Fanon publie sa théorie dans le premier de ses ouvrages aux Editions du Seuil, "Peau noire, masques blancs". Nous sommes en 1952. Ecrit, ou plutôt dicté à sa secrétaire Marie-Jeanne Manuellan dans un style alerte par un écrivain rompu à la réflexion philosophique, un acquis de sa fréquentation de la faculté des lettres pendant ses études de médecine, cet essai bouleverse les règles d’une discipline désormais inopérante pour soigner la folie chez les colonisés.
Le sociologue André Lucrèce, auteur de Frantz Fanon et les Antilles. L’empreinte d'une pensée (Editions Le Teneur, 2011) estime qu’il est celui qui a synthétisé le phénomène de l'aliénation chez l’homme noir et ses conséquences historiques et politiques. "Homme d’une pensée de l’agir", Fanon demeure l’un des meilleurs analystes de la colonisation, selon Lucrèce.
Une personnalité attachante et respectée
Raphaël Confiant, qui a publié une remarquable "autobiographie imaginée" (Caraïbéditions, 2017), L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mot du guerrier-silex, voit ce "cœur vaillant" comme un homme "rigoureux et incorruptible". Ces qualificatifs reviennent volontiers chez ceux qui se sont plongés dans l’oeuvre intellectuelle et politique du Dr. Fanon.
Le lexique qui lui est volontiers attaché est éloquent : visionnaire, précurseur, révolutionnaire, combattant de la liberté, avant-gardiste, prophète, intemporel, courageux, honnête, faisant preuve d’abnégation. Aimé Césaire lui a rendu un hommage affectueux et respectueux dans son poème "Par tous mots guerrier-silex", dans Moi, laminaire (Editions du Seuil, 1982) : « (…) FANON tu rayes le fer / tu rayes le barreau des prisons tu rayes le regard des bourreaux guerrier-silex/ vomi par la gueule du serpent de la mangrove".
Pour qui ne l’a pas encore effectué, il suffit de lire "Peau noire, masques blancs", sept décennies après sa publication, pour se rappeler qu’un silex est éternel.