L’affaire Pogba, les marabouts et la Martinique

Le joueur des Bleus Paul Pogba, au milieu de ses frères jumeaux Florentin Pogba (à gauche) et Mathias Pogba (à droite), à Tours, le 29 décembre 2019.
On n’a jamais autant parlé des marabouts que depuis l’éclatement de l’affaire Pogba. Quelques-uns d’entre eux exercent également chez nous. Mais derrière ces hommes controversés se cache une histoire particulière entre la Martinique et l’Afrique.

Qui n’a jamais reçu dans sa boite aux lettres à Fort-de-France, au Prêcheur, à Sainte-Anne ou à Grand-Rivière, une petite carte blanche, avec le mot "Monsieur" ou "Maître" ou "Professeur" inscrit en gros caractères devant le nom d’un "célèbre" marabout africain "investi d’un don héréditaire" et qui promet monts et merveilles ?

Le reste du texte étalé sur la carte est généralement court et racoleur, dans le genre : 

Ce grand marabout sait résoudre tous vos problèmes : amour, chance, travail, famille. Travaux occultes et rituels efficaces pour se faire aimer et faire revenir son ex. Résultat Rapide.

En Martinique, comme en France hexagonale, certaines personnes croient dur comme fer aux "pouvoirs" des marabouts. Combien ? Impossible de le savoir. Les concernés ne le crient pas sur les toits mais parfois l’actualité les rattrape, comme en septembre 2017, lors du triple homicide commis à Fort-de-France par Kerry Ferdinand.

Kerry Ferdinand (entre les deux gendarmes) avait confié son lourd secret à un marabout.

Après avoir tué l’enseignante Leïla Laviolette et ses deux garçons âgés de 3 et 6 ans, Kerry Ferdinand avait pris contact avec un marabout et lui avait demandé d’user de magie pour dissimuler ses crimes. Mais le marabout préféra se rendre dès le lendemain au commissariat de police pour dénoncer les faits. 

Si en Martinique certaines personnes font appel aux services des marabouts, beaucoup en revanche disent s’en méfier, tout en utilisant pourtant un vocabulaire qui renvoie à ces pratiques occultes. C’est le cas d’une habitante des Trois-Ilets, employée comme cadre dans une grande administration.

Je ne crois pas au marabout. Par contre des fois je pense qu’on m’a maraboutée. Avec le recul, je ne comprends pas certains choix que j’ai faits. "Il a ouvert un livre sur ma tête", comme on dit en Martinique. Ce n’est pas possible que j’ai pu faire tel ou tel choix. Ce n’est pas possible. Donc des fois, je me dis qu’on m’a peut-être jetée une sorte de quimbois, qu’on m’a peut-être jetée un sort.

Habitante des Trois-Ilets

Bougies...

Le quimbois ? Le mot est lâché. Si en Martinique certaines personnes croient au "génie" des marabouts, c’est parce qu’ici le terrain est fertile avec la perpétuation de pratiques occultes et mystiques propres à notre île. En clair, il y a une filiation naturelle entre les "médiums" africains et les quimboiseurs locaux.

D’ailleurs, selon certains spécialistes, le mot "quimbois" pourrait être d’origine guinéenne. Il proviendrait de "xikuembo" qui désigne "une chose indéfinissable, source de malheurs les plus divers". Dans son livre Kenbwa an Gwada, le chantre du créole Hector Poullet souligne que le quimbois peut tuer, comme il peut sauver de la mort.

Les marabouts patentés pratiquent au grand jour, sur internet, par sms, par téléphone ou en consultation. Ils se donnent un nom africain, arabe ou autre. Le vrai quimboiseur est plus discret, il procède dans l’ombre et n’est connu que par radio bois-patate.

Hector Poullet

En Martinique comme dans l’Hexagone, les marabouts sont souvent perçus par le grand public comme des "charlatans" qui prétendent faussement soulager les maux de leurs clients contre espèces sonnantes et trébuchantes. Il n’en n’est pas de même en Afrique où le personnage tient un rôle important dans la société. 

Au Sénégal, le marabout est un guide spirituel musulman. Il fait partie de grandes lignées familiales ou confréries religieuses. Les fidèles qui viennent le voir pour un projet, un problème ou pour solliciter ses prières, lui donne souvent la "hadia". C’est une simple aumône qui n’est d’ailleurs pas une obligation.

Dans l'empire du Mali, fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keita, les "grands marabouts" siégeaient au gouvernement. Ils participaient ainsi, en leur qualité de gardiens de la foi musulmane, à l’administration de ce vaste territoire qui englobait de grandes parties des actuels Mali, Gambie, Burkina Faso, Mauritanie, Sénégal et Guinée.

Tombouctou dans l'empire du Mali.

C’est du Sénégal et de Guinée justement, mais aussi des côtes d'Angola et du Cap-Vert que sont arrivés

dès 1640 en Martinique les premiers esclaves africains. Trente-trois ans plus tard, la région du fleuve Sénégal est secouée par un conflit sans précédent qui conjugue religion et droits de l’homme. C’est "la guerre des Marabouts".

En 1673, les Wolofs non convertis à l'islam continuent de fournir aux marchands européens les esclaves envoyés ensuite dans les Antilles. Les marabouts s’y opposent et lancent des jihads (guerres saintes) contre les royaumes locaux impliqués dans le commerce triangulaire. Le mouvement est dirigé par le maure Nasir Al Din. 

C'est au nom de la lutte contre la tyrannie des rois et de la condamnation de la traite négrière, que Nasir Al Din a réussi très vite à soulever les masses populaires et à éliminer les aristocraties au pouvoir au Futa Toro, au Djolof, au Kajor et au Waalo, pour nommer à leur place des Buur Dyullit ou maîtres de la prière. Le triomphe du mouvement à partir de 1673 suscita aussitôt la réaction du commerce français de Saint-Louis qui s'allie aux aristocraties déchues pour l'éliminer dès la fin de 1677.

Boubacar Barry, historien sénégalais

Cavalier africain.

Quoi qu’il en soit, "la guerre des Marabouts" aura permis d’interrompre pendant quatre ans le trafic des esclaves entre la région du fleuve Sénégal et les Antilles françaises. Comme quoi, derrière les mots qui font l’actualité nationale se cachent aussi les maux de la grande histoire qui a fait la Martinique.