Prétendre comme le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer : "C'est la République qui a aboli l'esclavage" provoque stupeur et perplexité chez nombre d’historiens. La demi-douzaine de professionnels de la recherche et de l’enseignement en histoire que nous avons consulté s'accordent sur la même chose.
Gilbert Pago, l’un des plus éminents spécialistes de la période esclavagiste nous indique que "ce sont les esclaves de Saint-Domingue (la future Haïti) qui imposent l’abolition en 1793 et conduisent la République à l’abolir en 1794, cinq mois après". Exactement le 4 février 1794, par l’adoption d’un décret par les députés de la Convention.
Elsa Juston, professeure en lycée, précise que le premier décret d’abolition l’a été "au désespoir des lobbies esclavagistes". Le second décret d’abolition, en 1848, procède de la même logique. Elle insiste sur le fait qu’il faut tenir compte de la montée en puissance des courants abolitionnistes en France et en Europe, mais aussi de la multiplication des révoltes dans les colonies.
Sans les luttes des esclaves, que serait-il advenu ?
"Pour garder les territoires sous le joug colonial dans un contexte de révolutions nationales et libérales à Paris et en Europe, la deuxième République abolit l’esclavage en 1848" ajoute la présidente de l’association Oliwon Lakaraib, qui vulgarise sur les réseaux sociaux la connaissance de notre environnement.
Sa consoeur Elisabeth Landi a pour habitude d’insister sur l’implication des acteurs sociaux dans leur émancipation. "Sur le plan scientifique, il est faux de dire que c’est la seule République qui a aboli l’esclavage". Cette historienne met en avant l’importance de la résistance des esclavisés. Ce qui nous semble évident, mais pas partout.
Ainsi, Abel Louis, président de la Société d’Histoire de la Martinique, rappelle que "certains membres des gouvernements passés ont reconnu tardivement le rôle des esclavisés dans la dernière ligne droite de cette lutte pour l’émancipation".
Une sous-estimation de la résistance
Le ministre minimise les conditions dans lesquelles cet événement s’est produit, selon Sylvie Meslien, dont la thèse de doctorat a été consacrée aux habitations sucreries. Pour comprencre la décision du gouvernement républicain, elle met en exergue l’abolition anglaise de 1833 ou encore l’obsolescence du modèle économique des plantations. Sans négliger les lois votées à l’initiative du ministre des Colonies le baron Mackau accordant une aide financière aux esclaves pour se racheter.
"La République a aboli l’esclavage, ce qui est politiquement et juridiquement exact", estime Elisabeth Landi, en insistant sur le rôle des esclaves dans leur libération. En ajoutant : "la Troisième République a poursuivi, développé intensifié les politiques de colonisation avec tout ce que cela comporte comme crimes, destructions, domination, discriminations et injustices".
Pour sa part, Rolande Bosphore qualifie de révisionnistes les propos du ministre. "La République n’est pas la principale actrice de l’abolition ; elle a même fait très mal, en ne reconnaissant pas les esclavagisés comme victimes et ne leur a pas donné un cadre de vie pour évoluer" selon cette spécialiste des luttes sociales.
Manifestement, notre ministre de l’Intérieur et des Outre-mer a quelques livres à réviser, bien qu’il ait prétendu le contraire lors de la séance des questions orales au gouvernement, ce mardi 7 février. Manière d’illustrer une fois de plus, le dialogue de sourds entre le centre et la périphérie.