Le sociologue et écrivain martiniquais, André Lucrèce, fustige les adeptes du complotisme

L'écrivain et sociologue martiniquais André Lucrèce.

Alors que le Covid-19 et ses variants font encore des centaines de victimes chaque jour dans le monde, la théorie du complotisme fait de la résistance. En Martinique, cette tendance a aussi ses adeptes. Le sociologue André Lucrèce, vient de signer une "réflexion critique" sur le sujet.    

André Lucrèce part du postulat suivant :

On ne peut pas en même temps se plaindre des conséquences contraignantes et désastreuses de la circulation du virus et tenir un discours contestataire contre les mesures qui visent à se débarrasser de ce virus extrêmement contaminant.

A. Lucrèce

 

Pour le docteur en sociologie, "discours où préjugés, rumeurs, commérages, supputations, prédictions et prophéties, nous servent un embrouillamini de complotismes plus délirants les uns que les autres".

"Faire confiance aux connaissances"…

 

Dans son analyse, l’écrivain invite ses compatriotes à faire confiance aux "connaissances méticuleuses et raisonnées du terrain sanitaire" pour "nous protéger" et "préserver nos semblables".

En préambule de son exposé, nous avons posé trois questions à André Lucrèce :

  • 1. Quel est à vos yeux le profil des adeptes du complotisme ?

A.L.  

A mon avis, il faut distinguer les personnes qui réfutent les données sur le danger sanitaire du Covid-19, du genre "j'en ai vu d'autres", "ce n'est qu'une grippe", et qui peuvent se recruter dans toutes les couches de la population, de ceux qui pratiquent assidument les réseaux sociaux et qui cherchent à donner des fondements à leur contestation. Ils ont en commun de pratiquer l'immodestie, la fatuité et l'affect.

Mais ceux qui adhèrent aux théories complotistes cherchent à construire des arguments critiques propres à séduire les esprits qui fréquentent déjà la défiance, surtout à propos d'un virus nouveau. 

C'est là qu'ils cherchent alors des boucs émissaires (L'institut Pasteur, l'ARS, le gouvernement, ou encore Billes Gates), ensuite un projet génocidaire (réduire la population mondiale ou pour gagner de l'argent quitte à fabriquer un virus) et enfin des arguments qui exploitent les hésitations, les contradictions de ceux qui sont au pouvoir comme les atermoiements à propos des masques.

Il y a là toute une construction imaginaire et insidieuse qui peut séduire les esprits faibles.
 

  • 2. Cette théorie complotiste qui se distille, ne serait-elle pas l’une des conséquences de la liberté d’expression et ses travers via les réseaux sociaux, au grand dam d’une pensée intellectuelle forte trop timorée, voire absente sur les grands médias en Martinique ?

A.L.

Tout à fait, je pense que nos médias ont un rôle important à jouer dans la déconstruction des théories complotistes. Les chaînes d'information en Europe ont parfaitement compris que des débats peuvent permettre cette déconstruction et également de traquer toutes les théories fantaisistes, extravagantes et sans fondements rationnels.

On a trop souvent affaire dans notre pays à des florilèges fallacieux et des subterfuges qui ne sont pas contredits. Indiscutablement l'esprit critique fait défaut.

  • 3. Ce complotisme est-il d'après vous, un des ferments du populisme ambiant correspondant "à une situation de crise sociale et politique, autant que morale", comme l’argumente Pierre Rosanvallon (professeur au collège de France) dans son livre intitulé : "Le siècle du populisme" (Ed. Seuil) ?

A.L.

Oui, clairement, cela est la conséquence d'un populisme ambiant. Le principe de la liberté individuelle permet n'importe quelles initiatives ou n'importe quels arguments qui vont dans le sens d'une plus grande diffusion du virus.

C'est d'autant plus irrationnel que ceux qui voudraient gouter au "monde d'avant" sont précisément ceux qui contribuent à retarder la liberté souhaitée.

Populisme et égoïsme font ici bon ménage, car contribuer à la diffusion du virus c'est aussi ne pas tenir compte du travail pénible mais exemplaire de ceux qui travaillent en milieu hospitalier, ni du manque à gagner que subissent certaines entreprises depuis plusieurs mois, parfois à leur grand désespoir.  

"Réflexion critique" d'André Lucrèce

   * Épidémie et rhétorique contestataire en Martinique * (texte intégral)

Alors que le taux de personnes vaccinées contre le covid-19 est en passe d’atteindre 25% en France, le taux en Martinique est d’environ 8%, or on connait l’importance de la vaccination pour l’éradication du virus. Bien entendu, et cela est normal, chacun exerce sa liberté de se faire vacciner ou pas.

Mais on ne peut pas en même temps se plaindre des conséquences contraignantes et désastreuses de la circulation du virus et tenir un discours contestataire contre les mesures qui visent à se débarrasser de ce virus extrêmement contaminant.

La sociologie qui traite des comportements collectifs et du discours qui les soutient ne peut manquer d’être présente. Se pose en effet la question de la cohésion sociale qui pourrait aider à se débarrasser du virus et l’existence de discours qui remettent en cause cette cohésion, discours où préjugés, rumeurs, commérages, supputations, prédictions et prophéties nous servent un embrouillamini de complotismes plus délirants les uns que les autres.

Au moment où l’AFP déclare qu’un milliard de personnes ont été vaccinées dans le monde, une théorie complotiste annonce que les personnes ayant reçu le vaccin Pfizer vont décéder au bout d’un an, au plus tard deux ans.

Je ne parle pas ici des personnes qui s’interrogent sur les effets secondaires de tels vaccins ou médicaments, ce qui est tout à fait raisonnable, je parle des confusions inextricables qui cherchent à fonder je ne sais quel complot pour éliminer une partie ou l’ensemble de la population mondiale.

Or certains Martiniquais reprennent, avec une assurance naïve, sur les réseaux sociaux des thèses circulant en France, lesquelles venant souvent de sectes installées aux États-Unis.

Le prototype est une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux où il est affirmé d’entrée : "Nous connaissons maintenant l’origine de cette fausse pandémie. Le virus Covid- 19 est artificiel, il a été fabriqué par l’Institut Pasteur. Le vaccin n’a pas lieu d’être."

Sont impliqués selon le présentateur de cette vidéo : "le gouvernement français, les hommes de main de l’Institut Pasteur, les criminels du nouvel ordre mondial, dont le but est d’exterminer la plus grande partie de l’humanité".

La structure de cette théorie complotiste est fabriquée à partir d’un archétype classique qui se décline ainsi : - une version mythique du bien et du mal appliquée ici à la pandémie – des boucs-émissaires responsables de ce qui est dénoncé comme un crime, les gouvernements de pays...

Mais d’autres sont régulièrement cités, tel le milliardaire Bill Gates, ou encore des groupes pharmaceutiques - un mobile qui est souvent la destruction d’une partie de l’humanité, le mobile étant aussi la volonté d’accumuler des richesses – l’exploitation des erreurs de ceux qui sont au pouvoir, tels les atermoiements ou contradictions du gouvernement qui démontreraient son insincérité ou encore les désaccords entre médecins.  

Les théories complotistes ne sont pas nées de l’époque moderne. Elles datent au contraire de l’histoire même de l’humanité. Ainsi, au XIVème siècle, la peste noire a déclenché en Europe une théorie complotiste accusant les juifs d’être responsables de l’épidémie en contaminant l’eau des puits. D’autres furent incriminés lors des épidémies de choléra, et d’autres encore lors de l’apparition du virus du sida.

En réalité, vanité, désarroi et complotisme aident le virus à circuler en détournant l’attention et en provoquant le doute sur la réalité du virus.

Certaines personnes se présentant chez nous comme des "résistants" contre les mesures prises afin de maîtriser la circulation du virus ne se rendent même pas compte, qu’en alimentant et en diffusant les thèses complotistes, elles font le jeu de l’extrême droite.

Une enquête de la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch a montré en France l’usage politique des théories complotistes. Cette enquête révèle que 40 % des sympathisants du Rassemblement National adoptent les thèses complotistes d’une fabrication volontaire en laboratoire du Covid-19, quand 84 % des sympathisants de La République En Marche pensent que le virus est d’origine naturelle.

Au lieu de céder à une vanité imprudente et à une méditation délirante, la conscience civique qui favorise la cohésion sociale doit admettre ce qui suit : nous ne disposons pas aujourd’hui d'une maîtrise totale des maladies infectieuses.

Les connaissances méticuleuses et raisonnées du terrain sanitaire nous conduisent à nous protéger et à préserver nos semblables avec des gestes simples : port du masque, distance hygiénique et vaccination. La fin de ce cauchemar sanitaire est à ce prix.

André Lucrèce