Avec la disparition de Maryse Condé, nous sommes en deuil d’un immense écrivain. Elle ne validait pas la tournure féminine du mot. Considérons donc que cet écrivain est à la fois inclassable et incassable.
Inclassable car elle refuse toute identification, hors celle du costume de l’écrivain. Incassable car en dépit des mauvais tours que lui a joué la vie, elle est restée debout face à l’adversité en nous donnant à voir la beauté du monde.
Mal accueillie en Guadeloupe
Ce n’est pas lui faire injure, cependant, que de rappeler qu’elle est Guadeloupéenne. Elle n’a pas renié son pays natal, qui lui a servi de toile de fond pour plusieurs de ses livres. Confiante en l’avenir de cette terre qu’elle a dû quitter pour ses études à l’âge de 16 ans, elle y effectue son retour en 1986.
Elle y est mal accueillie. Elle en repart, amère, sollicitée par l’université de Berkeley, en Californie aux États-Unis. Alors qu’un épais silence s’était construit autour d’elle, elle rebondit en partant à New York, à la prestigieuse université Columbia.
Un premier roman à 42 ans
Il existe de multiples façons d’aborder cette œuvre foisonnante composée de romans, de pièces de théâtre, de livres pour enfants, d’essais et d’articles pour des revues et des journaux. Plus de 70 ouvrages à son actif, voilà qui n’est pas banal. Et ce d’autant que Marise Boucolon, de son nom de naissance, a publié son premier roman en 1976, à l’âge de 42 ans, en parallèle de sa carrière universitaire aux États-Unis, à l’issue de son séjour africain, qui l’a amené dans la Guinée de son mari Mamadou Condé, au Sénégal et au Ghana.
Revenue en France, elle soutient sa thèse de doctorat en littérature en 1975, et publie son premier roman, "Heremakhonon" l’année suivante. Le titre du roman est le nom d’une ville de cette Guinée qu’elle a tant aimé, comme elle se plaisait à le répéter.
C’est le pèlerinage de Véronica, une bourgeoise parisienne bon teint, dans une Afrique rêvée. "Franchement, on pourrait croire que j’obéis à la mode. L’Afrique se fait beaucoup en ce moment » s’exclame Véronica. En fait, cette métaphore de la rom"ancière est un autoportrait par procuration. Maryse Condé y décrit ses espoirs et ses désillusions face à cette Afrique réelle. À l’occasion de la publication en 2012 de son autobiographie authentique, La vie sans fards", elle se confiait à notre confrère Philippe Triay.
Je voulais briser un mythe. Celui de l’écrivaine militante, engagée, qui adore l’Afrique et défend les grandes causes. J’ai voulu montrer que j’ai tout le temps cherché qui j’étais, sans être sûre d’y être arrivée.
Marysé Condé, interrogée par Philippe Triay
Un doute de soi, une incertitude permanente qu’elle a toujours tenté de sublimer dans ses livres. Comme avec les deux tomes de son œuvre parmi les plus abouties, "Ségou", publiés en 1984 et en 1985.
Condé dépeint une histoire réelle à peine romancée, la saga de la famille Traoré dans le royaume bambara d’Afrique de l’ouest. La description du lent déclin sur deux siècles de cette civilisation est une manière subtile d’expliquer aux Antillais férus de reconnexion avec la terre mère qu’ils doivent reconsidérer cette obsession. Comme elle a su y parvenir.
"Moi, Tituba sorcière noire de Salem"
Maryse Condé n’a cessé de lancer des ponts entre l’Afrique et la Caraïbe. En 1986, elle publie "Moi, Tituba sorcière noire de Salem". L’intrigue est centrée autour de Tituba, une esclave native de Barbade achetée par un planteur de la ville de Salem, dans le Massachusetts. Une psychose s’empare de la région en 1692, de nombreuses jeunes filles étant victimes de troubles mentaux attribués à de la sorcellerie.
Trois esclaves sont désignées à la vindicte, dont Tituba. Torturée, elle n’avoue rien puisqu’il n’y a rien à avouer. Libérée, elle s’enfuit de cette ville maudite. Le roman est une manière de réhabilitation des femmes noires qui ont toujours su être dignes et fières face à l’ignominie coloniale.
Une écrivaine prolifique et généreuse
Cette même année, Maryse Condé revient au pays natal, brièvement. Repartie sous d’autres cieux, elle s’inspire de sa terre natale en dépeignant une Guadeloupe en proie à ses paradoxes avec "Traversée de la mangrove", en 1989. Pauvreté, discrimination, injustice sont le lot quotidien des habitants de cette île environnée par la mangrove.
Cet espace vital illustre une société tiraillée entre l’enracinement dans sa culture créole, avec pour symbole les palétuviers, et les mutations auxquelles elle doit faire face, avec pour symboles les vagues marines. Ni optimisme, ni pessimisme ici. Juste la réalité, finement restituée.
Cette histoire constitue une bonne occasion de se plonger dans l’univers merveilleux d’une écrivaine prolifique et généreuse. Des qualités qui lui ont valu le prix Nobel alternatif de littérature, en 2018, de la part d’un aréopage de personnalités et d’intellectuels désireux d’honorer une maîtresse ès écriture.
"L'avenir de notre planète se joue à partir d’ici"
Maryse Condé s’était montrée fière de cette reconnaissance, même si elle avait déjà reçu une vingtaine de distinctions, dont le prix Cino del Duca en 2001 pour l’ensemble de son œuvre. Son succès planétaire a sûrement à voir avec sa vision du monde qu’elle considère comme métissé, riche d’apports multiples voire contraires.
C’est le thème de sa dernière œuvre publiée, en 2021, "L’Évangile du nouveau monde". Elle y défend la thèse selon laquelle toutes les histoires du monde ne cessent de se mêler. Elle nous dit aussi que l’avenir de notre planète se joue à partir d’ici, de nos poussières d’étoiles dans le vaste océan. C’est la sensation ressentie à la première phrase de son ultime opus : "C’est une terre entourée d’eau de tous les côtés, une île, comme on dit communément, pas aussi grande que l’Australie, mais pas petite non plus."
Maryse Condé, à (re) découvrir toutes affaires cessantes.