Serge Letchimy interpellé dans une tribune citoyenne : "si votre volonté est de conduire la Martinique vers l’indépendance, alors vous devez le dire clairement"

Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la CTM (Collectivité Territoriale de Martinique).
Plusieurs personnalités de la société civile continuent de cosigner une tribune rendue publique sur les réseaux sociaux, demandant au président du conseil exécutif de la CTM (Collectivité Territoriale de Martinique) de "clarifier" sa position sur l’avenir statutaire de l’île. "Les débats clivants que vous avez initiés aboutiront immanquablement à mettre la Martinique dans un angle mort de la République".

La tribune citoyenne est titrée sous forme d’interrogation : "Martinique : vers une indépendance anba-fey [sous le boisseau] ?". Cette interpellation ad hominem à l’adresse de Serge Letchimy objecte contre les aspirations récurrentes "d’une réforme institutionnelle voire statutaire", de la part du président du conseil exécutif (PCE) de la CTM, depuis son installation à la tête de la Collectivité majeure.

En mai 2022, quelques mois après son élection, le PCE de Martinique a été à l’initiative de "L’appel de Fort-de-France", cosigné par ses homologues de Mayotte, de La Réunion, de Saint-Martin, de la Guyane, et de Guadeloupe. Il s’agit d’une feuille de doléances pour "un changement profond de la politique Outre-mer" à l’attention de l’État, déclinée en 3 axes :

Refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d'un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions. Conjuguer la pleine égalité des droits avec la reconnaissance de nos spécificités, notamment par une réelle domiciliation des leviers de décision au plus près de nos territoires. Instaurer une nouvelle politique économique fondée sur nos atouts, notamment géostratégiques et écologiques.

Les présidents des collectivités signataires

Pour rappel, ces Collectivités sont régies par l’article 73 de la Constitution, hormis Saint-Martin qui relève de l’article 74 (depuis juillet 2007).

Débat récurent au sein de la majorité de la CTM

Le sujet est revenu sur la table lors du dernier congrès des élus martiniquais, le 28 juillet 2023, à la faveur d’un "débat préliminaire à une réforme de la Constitution pour la Martinique", inscrit à l’ordre du jour.

En plus de cette récurrence, l’adoption d’un drapeau, d’un hymne et du créole comme 2e langue officielle de l’île, voilà tout ce qui alimente les suspicions des auteurs de la tribune. Pour ces derniers, "la Martinique va mal", après avoir nourri des attentes en 2021.

Tous les espoirs éveillés par une campagne prometteuse se sont envolés. Ils ont été enveloppés dans un écran de fumée idéologique aussi dangereux qu’aventureux (…). Ne reste plus qu’une obsession idéologique d’enfermement identitaire et de bouc-émissarisation de "yo" [eux], pour justifier le mal développement du pays.

La tribune

"L’identitarisme resserré comme unique boussole"

On impose un drapeau, un hymne et une langue officielle (…), on ne manque jamais une occasion d’accabler la France (…), on ne cesse de flatter l’identitarisme resserré comme unique boussole (…), avant même d’apporter un début de réponse aux problèmes quotidiens.

La tribune

Selon les coauteurs de la tribune, "l’excuse statutaire" serait un paravent "pour mieux "brilé en kay pou an rat" [brûler une maison pour un rat]". Plutôt que d’assumer les responsabilités que confèrent les règles républicaines et les pouvoirs de la décentralisation, on préfère risquer de rompre les amarres pour dériver (sans jamais le dire, bien sûr) vers l’indépendance !

Ainsi, à la tête de la CTM il n’est plus question que de "Martiniquité" construite sur le dos du lien républicain que l’on ne cesse de distendre à longueur de lettres ouvertes, de communiqués, de harangues en plénières. Il n’est question que de couplets au peuple à qui on veut faire croire que tous ses problèmes viennent de France (…). Il n’est question que de victimisation populiste.

La publication

"Le temps est venu… de clarifier le débat"

Les signataires attendent de Serge Letchimy de la clarté en lui demandant sans détour, si sa volonté est de "conduire la Martinique vers l’indépendance".

Ou nous assumons enfin notre pleine appartenance à la République Française (…), ou nous tenons absolument à déroger aux règles de l’unité républicaine (…). Car on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, en méprisant la crémière (…). Cette question ne doit pas être traitée "anba-fey' [sous le boisseau,,ndlr]" par des manœuvres qui ne relèvent d’aucun mandat du peuple.

Les auteurs

Pour finir, les rédacteurs du papier (et peut-être électeurs "d'Alians Matinik") renvoient l’exécutif de la CTM aux "seules lignes de son programme" en 2021.

Monsieur le Président du Conseil Exécutif, les débats clivants que vous avez initiés aboutiront immanquablement à mettre la Martinique dans un angle mort de la République. Nous vous invitons à recentrer votre action dans les seules lignes du programme qui a porté votre candidature en 2021 (…), sans aucune exclusive, dans un esprit pur d’unité.

Les partisans de la tribune

L’ex-député et maire de Fort-de-France et ancien président de Région a été élu à la tête de la Collectivité Territoriale de Martinique le 27 juin 2021 avec 37% des suffrages exprimés (50 104 électeurs), un scrutin marqué par une forte abstention.

Le jour de son installation officielle, le 2 juillet 2021, Serge Letchimy a promis en ouverture de son discours d’investiture à l’ensemble des Martiniquais, qu’il sera durant son mandat (jusqu’en 2027), "avec l’ensemble des élus, sans exclusion, au plus près de leurs préoccupations".

"Priorité au développement" (S. Letchimy)

Quelques jours avant le 1er tour des élections, le 11 juin 2021, le candidat autonomiste du PPM (Parti Progressiste Martiniquais), avait fait du développement économique sa priorité, lors d’un entretien accordé à Patrick Jean-Pierre et Jean-Marc Party.

Pour nous et pour "l'Alians" que je conduis, nous devons absolument donner une très grande priorité au développement. La question du statut n'est pas une question actuelle qu'il faut poser, dans un contexte aussi grave.

Serge Letchimy

(De gauche à droite de la photo au 1er rang) : Jean-Christophe Bouvier -préfet de Martinique / Serge Letchimy - PCE de la CTM / Sandra Casanova et Alexandre Ventadour - conseillers à l'Assemblée territoriale.

⇓ À LIRE > l’intégralité de la tribune ⇓

Martinique : vers une indépendance anba-fey' ?

La dernière campagne électorale de la CTM [Collectivité Territoriale de Martinique] avait eu le mérite de faire entendre des voix nouvelles et d’aligner les principaux candidats sur un diagnostic clair de la situation locale : malgré ses nombreux atouts, la Martinique va mal : elle vieillit et elle offre peu de perspectives à ses habitants, ses services publics sont en panne et le pays désespère sa population.

Cette même campagne électorale avait permis d’identifier quelques grands enjeux d’avenir : le dérèglement climatique, la perte d’attractivité du territoire, les difficultés économiques conduisant à l’appauvrissement des Martiniquais et au réveil des tensions sociétales.

Elle avait permis aussi de suggérer quelques pistes permettant de dessiner une Martinique plus fluide, plus dynamique, mieux épanouie. Elle avait permis enfin d’imaginer une coopération féconde entre élus, État et socioprofessionnels, affranchie de tout dogmatisme, afin de coconstruire le projet de développement dont le pays a tant besoin.

Elle avait permis d’espérer...

Après l’avènement au pouvoir du PPM et l’étrange anesthésie de l’opposition, force est de constater que la situation n’a pas beaucoup évolué. Aujourd’hui, la population est déçue. Tous les espoirs éveillés par une campagne prometteuse se sont envolés. Ils ont été enveloppés dans un écran de fumée idéologique aussi dangereux qu’aventureux.

La mobilisation collective tant espérée est morte et enterrée. Les projets de développement sont restés dans les cartons. Le BTP continue de creuser sa tombe, emportant avec lui les clés de la relance économique.

Dans d’autres secteurs, les quelques entreprises qui subsistent encore sont pointées du doigt comme une source de problèmes, jamais comme une chance de solutions. Ne reste plus qu’une obsession idéologique d’enfermement identitaire et de bouc-émissarisation de "yo" pour justifier le mal développement du pays. Ne reste alors qu’un chemin qui n’ose pas dire son nom, et qui se cache bien mal sous les dogmes du moment :

Le chemin de l’indépendance.

Quand dans la même année, on impose un drapeau, un hymne et une langue officielle, quand on exige que les principaux leviers économiques soient remis entre les mains exclusives du pouvoir local, quand on ne manque jamais une occasion d’accabler la France et de lui mettre son nez dans les plaies de l’Histoire pour lui rappeler son éternelle culpabilité, quand on ne cesse de flatter l’identitarisme resserré comme unique boussole, en n’hésitant pas au besoin de falsifier la pensée d’Aimé Césaire…

Quand on exige tout ça avant même d’apporter un début de réponse aux problèmes quotidiens des transports, d’accès à l’eau ou de traitement des déchets, alors oui, on met un voile opaque sur sa propre impuissance et on sort le joker de "l’excuse statutaire" pour mieux "brilé en kay pou an rat [brûler une maison pour un rat]". Plutôt que d’assumer les responsabilités que confèrent les règles républicaines et les pouvoirs de la décentralisation, on préfère risquer de rompre les amarres pour dériver (sans jamais le dire, bien sûr) vers l’indépendance !

Ainsi, à la tête de la CTM il n’est plus question que de "Martiniquité" construite sur le dos du lien républicain que l’on ne cesse de distendre à longueur de lettres ouvertes, de communiqués, de harangues en plénières. Il n’est question que de couplets au peuple à qui on veut faire croire que tous ses problèmes viennent de France, et que sans un statut reconfiguré, aucun développement n’est possible ! Il n’est question que de manifestations de mépris, d’ironie ou de contestation systématique envers les représentants de l’État postcolonial. Il n’est question que de victimisation populiste, et de bras de fer clivants. Oubliant au passage que des départements français comme la Guadeloupe et la Réunion engrangent des succès majeurs depuis 20 ans, malgré leurs deux assemblées inscrites dans la plus parfaite identité législative nationale.

Monsieur le Président du Conseil Exécutif de la Martinique, le temps est venu pour vous de clarifier le débat, car si votre volonté est de conduire la Martinique vers l’indépendance, alors vous devez le dire clairement. Vous devez l’annoncer ouvertement, sans manœuvre, sans faux-semblant. Vous devez le faire, non seulement au nom du peuple, mais avec le peuple.

Car de deux choses l’une :

  • Ou nous assumons enfin notre pleine appartenance à la République Française, et nous activons avec pragmatisme tous les outils de la décentralisation et tous ses leviers économiques dont nous disposons afin de construire un avenir meilleur pour nos populations.
  • Ou nous tenons absolument à déroger aux règles de l’unité républicaine pour marquer notre identité martiniquaise redevenue partielle, alors nous choisissons de quitter notre famille française.

Car on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre en méprisant la crémière.

Cette question ne doit pas être traitée "anba-fey" par des manœuvres qui ne relèvent d’aucun mandat du peuple. Au mieux, cette question doit être abandonnée, car elle ne figure pas au programme de votre dernière campagne électorale. Au pire, elle doit être tranchée rapidement, une bonne fois pour toutes, par l’expression populaire, dans le cadre d’un référendum au libellé clair : "Voulez-vous oui ou non que la Martinique devienne indépendante de la France ?".

Monsieur de Président du Conseil Exécutif, permettez-nous de vous rappeler que vous avez été élu avec 16,90% du corps électoral martiniquais, soit moins de deux Martiniquais sur dix. Ce score n’enlève rien à votre légitimité, bien sûr, mais ne vous autorise pas, en conscience, à revendiquer une modification statutaire que personne ne vous a demandé d’obtenir.

Dès lors, l’honnêteté politique doit conduire votre majorité à s’en tenir stricto sensu au projet validé par moins de deux électeurs sur dix. Un projet dans lequel ne figurent pas les thèmes qui semblent constituer aujourd’hui votre priorité.

Monsieur le Président du Conseil Exécutif de la Martinique, vous n’avez pas été élu pour distendre le lien national et flatter les ressorts de l’identitarisme martiniquais. Vous n’avez pas été élu pour entraîner vos concitoyens dans vos dérives idéologiques. Vous avez été élu pour œuvrer au développement de la Martinique en mobilisant tous ses acteurs, sans esprit de clivage. Vous avez été élu pour assumer les compétences dévolues à votre collectivité.

Vous avez été élu pour œuvrer concrètement avec vos partenaires des EPCI et des communes à l’amélioration des services publiques qui pèsent sur la vie quotidienne de nos concitoyens : les transports, la santé, l’eau et l’assainissement, les déchets, les écoles, les routes, la sécurité, la gestion des fonds européens… Mais aussi le développement économique, facteur essentiel d’épanouissement et d’espérance.

La Martinique dont vous avez la charge a certes ses propres difficultés. Mais elle a aussi des atouts considérables que lui envient 95% des habitants de la planète. Parmi ces atouts figure son appartenance à la République française. Atout qu’il vous revient maintenant de transformer en solution, plutôt qu’en problème. Votre chemin de distanciation et de rupture est une erreur magistrale, à l’heure où vous devez, sans complexe, raffermir notre lien républicain pour en faire une force originale.

Monsieur le Président du Conseil Exécutif de la Martinique, les débats clivants que vous avez initiés aboutiront immanquablement à mettre la Martinique dans un angle mort de la République. Nous vous invitons à recentrer votre action dans les seules lignes du programme qui a porté votre candidature en 2021. Nous vous invitons à mettre sur pied une vraie séquence de coconstruction du projet Martinique en étroite collaboration avec l’État, en y associant toutes les forces vives du pays, sans aucune exclusive, dans un esprit pur d’unité.

>>> Quelques-uns des citoyens martiniquais, signataires de la tribune : Fred Chalons / Éline Gamess / Julien Gouait / Aurore Holmes / Yvon Joseph-Henri / Thierry Lesel / Pierre-Alex Marie-Anne / José Marraud des Grottes / Yves-Léopold Monthieux / Emmanuel de Reynal / Pierre Sandreschi… (liste non exhaustive).