Terrain de Séguineau au Lorrain : un bras de fer vieux de 33 ans

Pose de canalisation au Lorrain.
Jeudi dernier (11 juin 2020), 14 élus de l'opposition ont voté une transaction pour "mettre fin au conflit qui oppose depuis 33 ans, Bernard Bally, propriétaire du terrain de Séguineau, aux collectivités en charge du dossier. Face à face révélateur des dysfonctionnements de la gouvernance locale ?
L'histoire remonte au début des années 80. Une conduite d'eau potable doit être installée sur un petit morceau de terrain agricole appartenant à Bernard Bally. Ce morceau de terre fait partie d'une habitation de 100 hectares (habitation Séguineau, au Lorrain), qu'il a acheté peu de temps auparavant.

Seulement, le propriétaire exige des indemnités d'occupation de son terrain avant tous travaux et sur une surface de 3 hectares. Il faudra l'intervention de la direction départementale de l'agriculture pour qu'un premier accord soit signé.
 

Accord entre le propriétaire et l'État en 1980


Cet accord est contenu dans une convention signée entre la Direction Départementale de l'Agriculture (qui représente l'État avant la loi de décentralisation de 1982) et Bernard Bally. 

Cette convention prévoit les travaux nécessaires à la mise en place de conduites d'eau moyennant une "compensation forfaitaire et définitive" pour Bernard Bally, de 2 francs le mètre linéaire pour une conduite de 800 millimètres de diamètre. Nous sommes en 1980. Ce document stipule aussi  (art. 5) :

Les dégâts qui pourraient être causés aux cultures (...) à l'occasion de la construction,(...) de l'entretien et de la réparation des ouvrages (...) ainsi que leur remplacement, feront l'objet (...) d'une indemnité supplémentaire fixée à l'amiable...



32 ans plus tard, en 2012, après une casse au mois de mai de la même année, Bernard Bally dénonce alors, entre autres, des "pertes d'exploitation" et des "pertes de cultures" pour le terrain en question. Il parle "d'occupation illégale" de son terrain.

C'est que 3 ans plus tôt, en 2009, de fortes intempéries touchent sévèrement la Martinique. Celles-ci occasionnent le  fameux glissement de terrain à Séguineau. Glissement de terrain qui, selon l'expert judiciaire payé par Bernard Bally, avait occasionné la casse de la canalisation. Bernard Bally se retourne contre le Conseil Général pour demander un dédommagement. Car la compétence de l'eau est désormais de la compétence de cette collectivité de l'époque.

Josette Manin, alors présidente de l'institution, signe en juillet 2012 une première transaction avec Bernard Bally, espérant ainsi régler définitivement le litige.

Le propriétaire reçoit alors la somme de 92 347 euros et 46 centimes au titre d'une indemnisation pour "perte d'exploitation, perte de cannes cultivées, frais d'avocat, frais d'expert et de conseil.

Aujourd'hui l'avocat d'Alfred Marie-Jeanne, le président de l'exécutif, s'étonne des sommes obtenues en 2012 par Bernard Bally. Son argument : l'expertise judiciaire diligentée par Bernard Bally avait conclu à la non-responsabilité du département et mettait en cause les pratiques culturales du locataire de Bernard Bally.

En 2011 et 2012 Bernard Bally fait une demande de déclassement pour son terrain. "Son rêve", nous explique son conseiller.

Vendre son terrain à des bailleurs sociaux pour y faire construire des logements sociaux. Pas de grandes barres comme on en voit ici et là non, de petits immeubles dans lesquels pourraient vivre les martiniquais.


Pendant ce temps, la CTM veut faire des travaux suite au nouveau glissement de terrain. Mais elle se heurte systématiquement, selon nos interlocuteurs, au refus du propriétaire d'accéder au chantier. Sauf si la CTM paye. Il est prêt à vendre son terrain à la collectivité, désormais en charge du dossier, mais surtout si elle l'indemnise.

La transaction de 2012 a réglé le problème de 2009 alors qu'il y a eu entretemps une nouvelle casse à cause des intempéries. La convention était imparfaite car elle ne traitait pas la question de la remise en état du terrain. C'est pour cela que Bernard Bally revient devant la justice en 2016.


450 000 euros, la somme réclamée au départ


Le terrain de Séguineau, sur lequel doivent passer les canalisations indispensables à l'approvisionnement des habitants du Sud et du Centre de la Martinique, est un terrain agricole. 

Selon le barème des terres agricoles, dans le Nord Atlantique, où se situe ce terrain, le prix du mètre carré pour ce type de propriété est de 0,50 centime. Le maximum enregistré pour les transactions de cette nature au Lorrain est de 0,63 centime du mètre carré. Ce qui revient à 6 300 euros l'hectare.

3 hectares sont concernés sur les 100 que compte l'habitation Séguineau dont est propriétaire Bernard Bally. Si on considère la fourchette haute du barème des terres agricoles, il aurait pu en demander 18 900 euros maximum. 

Pourtant Bernard Bally réclame à la CTM 450 000 euros pour autoriser les travaux de réparation des canalisations cassées sur sa parcelle de terrain.
Canalisation d'eau à Séguineau au Lorrain.
Son argumentaire se veut imparable. À cause du glissement de terrain, consécutif aux pluies diluviennes de 2012 mais qu'il impute plutôt aux casses à répétition des conduites d'eau pendant 11 ans, il aurait enregistré diverses pertes (pertes d'exploitation : 30 000 euros par an, pertes de cultures : 10 000 euros par an) et engagé des frais (avocat, expertise, conseil). Des frais qui se rajoutent donc au tarif de vente des 3 hectares de terrain occupés par les canalisations soit, 15 000 euros.

Mais cette année (2020), en plein confinement, le carême est particulièrement rude. Les coupures d'eau se font de plus en plus nombreuses et la colère monte chez les habitants du Sud et du Centre dont les robinets sont désespérément secs en raison de l'incapacité des EPCI (Établissement public de coopération intercommunale), à fournir l'eau à la population.

Les tensions se cristallisent autour du béké (blanc créole), "accusé d'assoiffer la population", selon le conseiller de Bernard Bally.

Les békés se sont émus du mouvement anti béké qui naissait.
 

Sous la pression de son entourage, l'homme décide de plier...un peu !

C'est ainsi que début juin 2020, il divise par deux la somme qu'il réclame à la CTM pour autoriser les réparations des dites canalisations sur son terrain. 


Une "transaction" entre Bernard Bally et la CTM


La proposition est immédiatement étudiée et le jeudi 11 juin 2020, certains élus de l'Assemblée de la CTM votent une enveloppe de près de 225 000 euros à payer à Bernard Bally. Celle-ci est découpée ainsi:
- 14 791 euros pour l'achat du terrain
- 210 000 euros pour indemnisations.

Soit, exactement ce qu'a demandé Bernard Bally à la collectivité.

Le vote s'est déroulé comme suit: 14 voix pour, 12 voix contre et 19 abstentions.Sur le montant de l'achat du terrain, pas de débat majeur. En revanche les indemnités votées pour Bernard Bally ont suscité l'émoi chez quelques personnes. Tout ceci est-il légal ? La réponse n'est pas évidente.
 

Pour Alfred Marie-Jeanne la négociation est encore en cours


Sur le principe cette transaction est légale. C'est-à-dire que les élus de la CTM ont parfaitement le droit de procéder à ce type de vote. Mais quand on regarde plus en détails on comprend que cette transaction n'en est juridiquement pas vraiment une. 

En effet le droit stipule que : "la transaction suppose des concessions réciproques" pour être légale. Or, les élus de la CTM, ont par ce vote, tout simplement accepté la proposition de Bernard Bally. Il n'y a eu aucune négociation donc aucune concession.

Pourtant, le 19 mai 2020, l'assemblée avait donné mandat au président de l'exécutif pour négocier avec Bernard Bally.

Ce vote de l'assemblée de Martinique doit encore obtenir la signature du président de l'Assemblée, Claude Lise,  avant d'être soumis à la signature finale d'Alfred Marie-Jeanne, le président du conseil exécutif qui a déjà prévenu que pour lui la négociation est encore en cours...