Avant la départementalisation, peu étaient les élus qui s'opposaient frontalement aux fonctionnaires de la préfecture de Mayotte ou des ministères basés à Paris. Mais ces dernières années, la parole des élus s'affirme et ces derniers veulent exercer pleinement leurs compétences.
Il semble être fini le temps où les élus mahorais avaient peur de froisser la préfecture et le gouvernement. Est-ce l'effet du département ? En tout cas, 10 ans après la départementalisation, force est de constater que la parole se libère.
On était immatures, moins expérimentés. Et en 2004 est arrivée la décentralisation pour le département et en 2008 pour les communes.
En 2011, à peine élu à la tête du conseil général de Mayotte, le tout jeune (35 ans à l'époque) Daniel Zaïdani avait lancé un pavé dans la mare lors de la grève contre la vie chère. Celui-ci avait demandé le départ du préfet Thomas Degos (préfet na lawe en shimaore), en raison d'une intervention musclée de gendarmes sur son premier vice-président Ibrahim Aboubacar, à proximité d'un supermarché de Kawéni qui était en train d'être pillé. Certains y ont vu une intervention raciste, anti-muzungu (anti-Blanc), d'autres au contraire y ont vu un acte libérateur, contre la toute puissance de l'Etat. Quoiqu'il en soit, pendant quelques mois, il y a eu un froid entre la préfecture et le conseil général de Mayotte.
De nombreuses compétences dévolues aux élus locaux
Depuis 2004, la décentralisation est effective à Mayotte. Les élus locaux ont donc des pouvoirs sur leurs territoires. Des pouvoirs qui sont de plus en plus larges au fur et à mesure que l'Etat les délégue. L'aménagement, la salubrité, la fiscalité, le transport, l'assainissement, l'eau potable, le développement économique et bien d'autres encore sont de la compétence des communes, des intercommunalités et du département-région. Des compétences qui ont du mal a être exercées.
Chacun doit être fort. Les élus aussi. Moi, je n'ai jamais eu de complexe, je n'ai jamais eu peur de qui que ce soit. On a des comptes à rendre à la population et à elle seule. Néanmoins, on peut se dire les choses franchement, sans se fâcher, sans concession. L'Etat n'est pas un ennemi, mais un partenaire.
Pour illustrer son propos, le conseiller général de Dembeni explique que c'est en discutant, en argumentant et en insistant que le conseil départemental a récupéré la compensation de 21 millions d'euros de la compétence déléguée par l'Etat pour l'aide sociale à l'enfance (ASE) et la protection maternelle et infantile (PMI).
On a choisi la France et on ne peut pas développer Mayotte sans la France. Mais nous savions ce que nous voulions. Il y a eu un audit de l'IGAS (Inspection générale des affaires sociales) et nous avons établi une feuille de route et une méthodologie pour aller revendiquer. Et nous avons été entendus grâce à ça. On est arrivé costauds et respectés.
Les mentalités changent
Pour Issa Issa Abdou, la loi NOTRe et un changement de mentalités sont passés par là aussi. Chaque élu désormais veut défendre son territoire et sa population. A l'image du maire de Kani-Kéli Rachadi Abdou qui dernièrement a eu une discussion houleuse avec Nathalie Gimonet, la sous-péfète en charge de la lutte contre l'immigration clandestine. Les habitants du village de Mbouini, exaspérés par le débarquement de kwassa kwassa transportant des migrants entrés illégalement sur le territoire, ont barré la route de leur village. Sauf que le débarquement en question était fait par les gendarmes qui avaient intercepté des embarcations en mer avec des passagers tentant de rentrer à Mayotte illégalement. Des gendarmes qui voulaient acheminer les illégaux par voie terrestre vers le centre de rétention administratif à Pamandzi. Et pour lever le barrage, les gendarmes sont intervenus et ont blessé une adjointe au maire, ce qui a provoqué la colère des élus et de la population.
L'association des maires de Mayotte a mis son grain de sel dans l'affaire en envoyant une lettre ouverte au préfet de Mayotte soutenant leur collègue de Kani-Kéli. Et d'autres élus assurent que si la même chose s'était déroulée dans un autre DOM, cela aurait provoqué des émeutes. Autre affaire où les maires ont fait preuve de solidarité contre la préfecture : la distribution des bons alimentaires pour les personnes démunies durant le confinement. Les maires avaient refusé de signer la convention de partenariat car les bénéficiaires du RSA étaient exclus. L'association des maires de Mayotte a rédigé un courrier au ministère des Outremer et quelques temps après, les bons alimentaires ont été distribués également aux bénficiaires du RSA.
Et désormais même les parlementaires de la majorité n'hésite plus à rentrer en confrontation avec le gouvernement sur certains sujets.
Les élus de la majorité font des efforts. On défend l'intérêt général. Et c'est un état d'esprit à avoir. Si l'Etat est fâché, c'est moins grave que si la population n'y trouve pas son compte. Il faut dire les choses ressenties par la population, même si ça ne plaît pas.
Une réponse commune de 6 grands élus au ministre des Outremer
Ces derniers mois, les 4 parlementaires, le président du conseil départemental et le président de l'association des maires de Mayotte ont souvent envoyé des courriers signés ensemble pour tenter de faire avancer les dossiers de l'île. Ce fut le cas notamment en décembre 2020 quand ils ont répondu à Sébastien Lecornu, le ministre des Outremer, qui sommait les élus mahorais de faire le bilan de la départementalisation et de réfléchir sur le projet de loi 4 D (différenciation, décentralisation, déconcentration, décomplixification). Ils ont proposé un programme ambitieux de "rattrapage du territoire et d’alignement social, assorti de moyens financiers à la hauteur des enjeux". Une unité qui est efficace.
Il n'y a pas de difficulté particulière à obtenir un rendez-vous dans un ministère. Un élu de la République y est toujours reçu car respecté. Mais pour faire avancer les choses, il faut une volonté politique et il faut être uni et prioriser les projets quels que soient les bords politiques.
Et cette unité permet aux élus d'aller plus loin dans leurs revendications.
Depuis la départementalisation, l’égalité des chances des territoires, l’égalité des chances des citoyens et l’égalité sociale ne sont plus des perspectives à long terme mais des exigences républicaines à court terme.
Sans ressources propres, difficile de s'émanciper
Mais s'émanciper de l'Etat n'est pas si simple. Les élus mahorais ont fait part de leur colère il y a quelques mois quand Edouard Philippe, alors Premier ministre, avait annoncé que la gestion des fonds européens ne reviendrait pas au conseil départemental de Mayotte. Une position incompréhensible pour certains élus comme Daniel Zaïdani qui a voté contre l'instauration d'un GIP commun avec le département et l'Etat pour gérer ces fonds.
J'ai voté contre car il y aura 50 % des sièges revenant à l'Etat, 50 % revenant au département, mais c'est le département qui financera à 100 % son fonctionnement. Et on n'aura pas un mot à dire sur les recrutements. C'est inacceptable !
Celui-ci rappelle également que les élus de Mayotte subissent des pressions de l'Etat, comme l'a rapporté le maire de Kani-Kéli Rachadi Abdou.
Quand on est fonctionnaire à Mayotte et élu, cela a forcément des répercussions sur le boulot. Et dans le privé, les entreprises travaillent souvent pour le secteur public. Les décisions prises ont souvent une incidence sur la carrière professionnelle. Raos (ancien maire et conseiller général de Koungou) nous a dit qu'il n'a pas progressé au niveau professionnel en raison de son activité politique.
Tout cela ramène à la situation économique des collectivités. A part le conseil départemental, celles-ci ont dû mal à s'autofinancer, faute de recettes fiscales suffisantes. Leur fonctionnement dépend fortement des subventions et dotations d'Etat. Se fâcher avec l'Etat, c'est peut-être se priver de ressources suffisantes pour mettre en œuvre sa politique. Et par conséquent, il arrive que l'on s'efface devant l'Etat. Ce qui amène certains observateurs à traiter les élus en question de "vendus" ou de "larbins". Une étiquette lourde à porter que de moins en moins d'élus veulent porter.