10e anniversaire de la départementalisation : un besoin d'affirmation des élus mahorais face à l'Etat

Emmanuel Macron, avec les 3 parlementaires LREM de Mayotte (Hassani Abdallah, Thani Mohamed Soilihi à sa droite, Ramlati Ali à sa gauche) et le maire de Mamoudzou Mohamed Majani derrière lui, lors de la visite présidentielle en octobre 2019. Des élus mahorais qui n'hésitent plus à se prononcer contre leur propre majorité sur certains sujets, comme le développement économique ou encore la sécurité.

Avant la départementalisation, peu étaient les élus qui s'opposaient frontalement aux fonctionnaires de la préfecture de Mayotte ou des ministères basés à Paris. Mais ces dernières années, la parole des élus s'affirme et ces derniers veulent  exercer pleinement leurs compétences. 

Il semble être fini le temps où les élus mahorais avaient peur de froisser la préfecture et le gouvernement. Est-ce l'effet du département ? En tout cas, 10 ans après la départementalisation, force est de constater que la parole se libère.

On était immatures, moins expérimentés. Et en 2004 est arrivée la décentralisation pour le département et en 2008 pour les communes.

Thani Mohamed Soilihi, sénateur LREM de Mayotte

 

En 2011, à peine élu à la tête du conseil général de Mayotte, le tout jeune (35 ans à l'époque) Daniel Zaïdani avait lancé un pavé dans la mare lors de la grève contre la vie chère. Celui-ci avait demandé le départ du préfet Thomas Degos (préfet na lawe en shimaore), en raison d'une intervention musclée de gendarmes sur son premier vice-président Ibrahim Aboubacar, à proximité d'un supermarché de Kawéni qui était en train d'être pillé. Certains y ont vu une intervention raciste, anti-muzungu (anti-Blanc), d'autres au contraire y ont vu un acte libérateur, contre la toute puissance de l'Etat. Quoiqu'il en soit, pendant quelques mois, il y a eu un froid entre la préfecture et le conseil général de Mayotte.

Pour Daniel Zaïdani, ancien président de la République de 2012 à 2017, François Hollande a été un partenaire plus compréhensif et efficace qu'Emmanuel Macron.

 

De nombreuses compétences dévolues aux élus locaux

Depuis 2004, la décentralisation est effective à Mayotte. Les élus locaux ont donc des pouvoirs sur leurs territoires. Des pouvoirs qui sont de plus en plus larges au fur et à mesure que l'Etat les délégue. L'aménagement, la salubrité, la fiscalité, le transport, l'assainissement, l'eau potable, le développement économique et bien d'autres encore sont de la compétence des communes, des intercommunalités et du département-région. Des compétences qui ont du mal a être exercées.

Chacun doit être fort. Les élus aussi. Moi, je n'ai jamais eu de complexe, je n'ai jamais eu peur de qui que ce soit. On a des comptes à rendre à la population et à elle seule. Néanmoins, on peut se dire les choses franchement, sans se fâcher, sans concession. L'Etat n'est pas un ennemi, mais un partenaire.

Issa Issa Abdou, 4e vice-président du conseil départemental chargé de l'action sociale, la solidarité et la santé

 

Pour illustrer son propos, le conseiller général de Dembeni explique que c'est en discutant, en argumentant et en insistant que le conseil départemental a récupéré la compensation de 21 millions d'euros de la compétence déléguée par l'Etat pour l'aide sociale à l'enfance (ASE) et la protection maternelle et infantile (PMI).

On a choisi la France et on ne peut pas développer Mayotte sans la France. Mais nous savions ce que nous voulions. Il y a eu un audit de l'IGAS (Inspection générale des affaires sociales) et nous avons établi une feuille de route et une méthodologie pour aller revendiquer. Et nous avons été entendus grâce à ça. On est arrivé costauds et respectés.

Issa Issa Abdou

 

Les mentalités changent

Pour Issa Issa Abdou, la loi NOTRe et un changement de mentalités sont passés par là aussi. Chaque élu désormais veut défendre son territoire et sa population. A l'image du maire de Kani-Kéli Rachadi Abdou qui dernièrement a eu une discussion houleuse avec Nathalie Gimonet, la sous-péfète en charge de la lutte contre l'immigration clandestine. Les habitants du village de Mbouini, exaspérés par le débarquement de kwassa kwassa transportant des migrants entrés illégalement sur le territoire, ont barré la route de leur village. Sauf que le débarquement en question était fait par les gendarmes qui avaient intercepté des embarcations en mer avec des passagers tentant de rentrer à Mayotte illégalement. Des gendarmes qui voulaient acheminer les illégaux par voie terrestre vers le centre de rétention administratif à Pamandzi. Et pour lever le barrage, les gendarmes sont intervenus et ont blessé une adjointe au maire, ce qui a provoqué la colère des élus et de la population.


L'association des maires de Mayotte a mis son grain de sel dans l'affaire en envoyant une lettre ouverte au préfet de Mayotte soutenant leur collègue de Kani-Kéli. Et d'autres élus assurent que si la même chose s'était déroulée dans un autre DOM, cela aurait provoqué des émeutes. Autre affaire où les maires ont fait preuve de solidarité contre la préfecture : la distribution des bons alimentaires pour les personnes démunies durant le confinement. Les maires avaient refusé de signer la convention de partenariat car les bénéficiaires du RSA étaient exclus. L'association des maires de Mayotte a rédigé un courrier au ministère des Outremer et quelques temps après, les bons alimentaires ont été distribués également aux bénficiaires du RSA.
Et désormais même les parlementaires de la majorité n'hésite plus à rentrer en confrontation avec le gouvernement sur certains sujets.

Jean-François Colombet, préfet, et Saidi Moudjibou, maire de Dembeni, lors de la signature de la convention de délégation de la gestion de la distribution des bons alimentaires. 15 autres maires avaient refusé de signer cette convention puisqu'elle excluait les bénéficiaires du RSA.

Les élus de la majorité font des efforts. On défend l'intérêt général. Et c'est un état d'esprit à avoir. Si l'Etat est fâché, c'est moins grave que si la population n'y trouve pas son compte. Il faut dire les choses ressenties par la population, même si ça ne plaît pas.

Thani Mohamed Soilihi, sénateur LREM de Mayotte

 

Une réponse commune de 6 grands élus au ministre des Outremer

Ces derniers mois, les 4 parlementaires, le président du conseil départemental et le président de l'association des maires de Mayotte ont souvent envoyé des courriers signés ensemble pour tenter de faire avancer les dossiers de l'île. Ce fut le cas notamment en décembre 2020 quand ils ont répondu à Sébastien Lecornu, le ministre des Outremer, qui sommait les élus mahorais de faire le bilan de la départementalisation et de réfléchir sur le projet de loi 4 D (différenciation, décentralisation, déconcentration, décomplixification). Ils ont proposé un programme ambitieux de "rattrapage du territoire et d’alignement social, assorti de moyens financiers à la hauteur des enjeux". Une unité qui est efficace.

Sébastien Lecornu, ministre des Outremer a crispé les élus mahorais en leur demandant de faire le bilan de la départementalisation et pour n'être jamais venu en visite officielle sur l'île, alors qu'il est passé à Maurice et à La Réunion.

Il n'y a pas de difficulté particulière à obtenir un rendez-vous dans un ministère. Un élu de la République y est toujours reçu car respecté. Mais pour faire avancer les choses, il faut une volonté politique et il faut être uni et prioriser les projets quels que soient les bords politiques.

Daniel Zaïdani, ancien président du conseil général de Mayotte de 2011 à 2015 et conseiller départemental de Pamandzi

 

Et cette unité permet aux élus d'aller plus loin dans leurs revendications. 

Depuis la départementalisation, l’égalité des chances des territoires, l’égalité des chances des citoyens et l’égalité sociale ne sont plus des perspectives à long terme mais des exigences républicaines à court terme.

Mansour Kamardine, député LR de Mayotte

 

Sans ressources propres, difficile de s'émanciper

Mais s'émanciper de l'Etat n'est pas si simple. Les élus mahorais ont fait part de leur colère il y a quelques mois quand Edouard Philippe, alors Premier ministre, avait annoncé que la gestion des fonds européens ne reviendrait pas au conseil départemental de Mayotte. Une position incompréhensible pour certains élus comme Daniel Zaïdani qui a voté contre l'instauration d'un GIP commun avec le département et l'Etat pour gérer ces fonds.

J'ai voté contre car il y aura 50 % des sièges revenant à l'Etat, 50 % revenant au département, mais c'est le département qui financera à 100 % son fonctionnement. Et on n'aura pas un mot à dire sur les recrutements. C'est inacceptable !

Daniel Zaïdani, conseiller départemental de Pamandzi et ancien président du conseil général de Mayotte de 2011 à 2015

 

Celui-ci rappelle également que les élus de Mayotte subissent des pressions de l'Etat, comme l'a rapporté le maire de Kani-Kéli Rachadi Abdou.

Quand on est fonctionnaire à Mayotte et élu, cela a forcément des répercussions sur le boulot. Et dans le privé, les entreprises travaillent souvent pour le secteur public. Les décisions prises ont souvent une incidence sur la carrière professionnelle. Raos (ancien maire et conseiller général de Koungou) nous a dit qu'il n'a pas progressé au niveau professionnel en raison de son activité politique.

Daniel Zaïdani

 

Tout cela ramène à la situation économique des collectivités. A part le conseil départemental, celles-ci ont dû mal à s'autofinancer, faute de recettes fiscales suffisantes. Leur fonctionnement dépend fortement des subventions et dotations d'Etat. Se fâcher avec l'Etat, c'est peut-être se priver de ressources suffisantes pour mettre en œuvre sa politique. Et par conséquent, il arrive que l'on s'efface devant l'Etat. Ce qui amène certains observateurs à traiter les élus en question de "vendus" ou de "larbins". Une étiquette lourde à porter que de moins en moins d'élus veulent porter.