Du déni mémoriel à la réalité historique

L’esclavage à Mayotte et dans sa région. A l’occasion de la commémoration de l’abolition de l’esclavage à Mayotte le Conseil départemental a publié un ouvrage très documenté sur une pratique qui a duré plus de 14 siècles à Mayotte.

Malgré le déni de l’existence de l’esclavage au sein de la population mahoraise, force est de constater que les pratiques culturelles, médicales, architecturales ou culinaires héritées des esclaves imprègnent fortement le quotidien des mahorais.

En une phrase, Lawoety-Pierre Ajavon, ethnologue, anthropologue, chercheur en histoire synthétise le point de ses recherches sur l’esclavage à Mayotte.
Un travail de mémoire qu’il a entrepris depuis de nombreuses années. Les publications et ouvrages de ce scientifique d’origine togolaise sont marquées par la quête mémorielle.


Quelle responsabilité africaine ?

En 1998 son essai Traite et esclavage des noirs : quelle responsabilité africaine ? avait fissuré le discours alors dominant où seuls les européens portaient la croix de l’infamie, l’esclavage. Cette fois il assure donc la direction scientifique de cette publication à l’occasion des 173 ans de l’abolition de l’esclavage à Mayotte.

Ce n’est pas un simple livre. Il se veut complet. Il aborde toutes les thématiques à Mayotte et dans la région

commente l’historienne Latufat Abdallah Ali. Elle travaille au Conseil départemental et a assuré la coordination de la fabrication du livre. Un énorme travail qui portait sur les contributions de 7 scientifiques (historiens, ethnologue, anthropologue, linguiste).

 


Les routes de la traite

Dire que cet ouvrage manquait, c’est peu dire. Autant les recherches et les publications sur la traite Atlantique abondent, autant celles sur la route terrestre transsaharienne et celles sur les routes maritimes dans l’océan Indien sont peu documentées.
Dans l’un des livres de référence sur la question, « le Dictionnaire des esclavages » dirigé par l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, l’esclavage dans l’océan indien est à peine signalé. Madagascar est citée deux fois, dont une concernant l’apparition d’un « parti des déshérités » en 1946.
L’Afrique, en revanche, est largement évoquée. Et le rôle des africains dans l’asservissement des uns par les autres. On y trouve par exemple le récit d’un sénégalais, un dénommé Yuba dont le père vendait des esclaves de Gambie. Trafiquant, captif, libéré par des marchands londoniens

il fait office de guide pour toutes les expéditions vers l’intérieur du pays et devient un fervent prosélyte des intérêts britanniques et un actif marchand d’esclaves.

Des destins similaires abondent. 


Quatorze siècles d’esclavage

Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage Du déni mémoriel à la réalité historique c’est qu’il éclaire un monde resté jusque-là dans la pénombre : celui de la traite dans l’océan Indien.
Par-delà l’histoire de Mayotte et des Comores, c’est quatorze siècles d’esclavage dans ces régions qui est décrit.
Dans sa contribution –au chapitre « Les traites négrières dans l’océan Indien »- l’historien Inssa De N’Guizijou M’Dahoma souligne

la traite orientale a débuté dès le haut moyen-âge avec l’expansion musulmane ? L’Afrique de l’est et les îles du sud-ouest de l’océan indien deviennent des comptoirs attitrés de ce commerce singulier.

 

Sans concession, en s’appuyant sur d’importantes bases documentaires, il rappelle que « loin d’être le monopole d’un seul groupe ethnique, le commerce de captifs sur la partie est-africaine du continent est connue, sinistrement, pour la diversité de ses acteurs. Arabes, Swahilis de la côte et certains chefs autochtones se partagent le marché.
Des « réservoirs » d’esclaves qui ne se limitent pas aux côtes.
« Des ethnies, par cupidité, razzient leurs voisins. Des tribus vont s’approvisionner en marchandise humaine jusqu’au cœur de l’Afrique. »
Paragraphe après paragraphe se dessine une « géographie du malheur ».


L’immense souffrance des esclaves

Derrière ces analyses de scientifiques se devine l’immense souffrance de ces femmes, ces hommes, ces enfants arrachés, brutalement, à leur vie et jetés dans l’horreur.
Des photos, des reproductions de tableaux illustrent les textes. Monde terrible disparu depuis à peine plus d’un siècle.

De ce passé africain les auteurs décrivent les survivances aujourd’hui à Mayotte et de façon plus large dans les Comores.
Expressions, mots, danses, chants, croyances. La société d’aujourd’hui s’est construite sur ce passé.

Tous ces éléments –ce patrimoine- ont traversé les siècles en étant pour partie des « actes de résistance » aux trafiquants dont le but était de sectionner les racines pour déshumaniser et rendre plus dociles leurs proies. Chapitre après chapitre se dessine la « réalité historique » de Mayotte loin du « déni historique ».


Une résistance multiforme

Après l’esclavage, les « travailleurs engagés » dont le sort n’était guère meilleur que celui des esclaves.
La répression française aussi avec la pendaison de Bakar Koussou. Il était parvenu à structurer la révolte des engagés en 1856. Une peinture à l’huile de l’artiste Gausst rappelle cet épisode –et sa pendaison sans pitié.
 
Bacar Koussou un imminent révolté


Dans le même chapitre « Résistance des esclaves et des engagés » l’historien Inssa De N’Guizoujou M’Dahoma passe en revue les diverses formes de résistance contre la déshumanisation et pour la liberté : sabotages, marronnage, fuite en pirogue vers l’Afrique des ancêtres, révoltes, résistance active et passive à la culture des maîtres.

En refermant ce livre, la « réalité historique » change sans nul doute la vision de la société mahoraise d’aujourd’hui. Et aide à la comprendre.

Pour aller plus loin, découvrez l'interview de Pierre Ajavon dans l'émission Takamaka avec Moina Poutou du 25 avril 2019.