Rock Sakay, le roman de l'amour fou

« Rock Sakay » , le premier roman de l’auteur de théâtre et dramaturge Emmanuel Genvrin est paru en septembre 2016. Unanimement salué par la critique habituée à la production théâtrale féconde de l’homme de théâtre mythique fondateur du théâtre et de la troupe réunionnaise « Vollard ».
Ce premier roman a été qualifié à la fois de « Rock movie » et de « roman d’apprentissage ». En somme une chimère entre « La route » et « Le Rouge et le Noir » ! A le lire il semble –un peu- cela. Mais bien plus : la mise en scène moderne –théâtre !- d’une humanité qui traverse le temps. Un drame antique. Avec des ingrédients d’aujourd’hui où l’histoire individuelle croise l’Histoire.

Des personnages qui se débattent avec leur destinée l’"anangkè" des Grecs. Celle de Sophocle où l’homme n’est pas totalement écrasé par les dieux. Les hommes et les femmes s’affrontent, se déchirent. Des problèmes moraux naît la tragédie.
Etonnant de rencontrer l’univers de Sophocle entre La Réunion, Madagascar et Paris. Moins étonnant quand on sait qu’Emmanuel Genvrin a été en partie nourri à la civilisation et aux œuvres de la Grèce de Solon et de Périclès.

N’a-t-il pas traduit encore jeune homme la « Paix », l’une des comédies d’Aristophane. Une œuvre écrite en 421 avant Jésus-Christ. Emmanuel Genvrin est un humaniste cultivé. A l’ancienne. Une honnêteté intellectuelle soutenue par une grande culture qui fera de lui un révolutionnaire.
Ce fonds classique est métissé par sa culture créole et ses expériences de vie.
Un homme engagé, souvent sans concession, qualifié au détour d’une critique de « trublion professionnel ». Une lucidité et un courage qui lui ouvriront les portes du public… mais lui fermeront celles des institutions. Trop frileuses pour cet homme bouillonnant !

La fin d’un monde


Approchons-nous de « Rock Sakay ». En toile de fond, la colonisation et les soubresauts douloureux de la décolonisation. Un déterminisme social où se débattent les personnages. Un déterminisme qui est la version moderne, mutatis mutandis, des dieux dans les tragédies de Sophocle.  L’Homme est aux prises avec des forces qui le dépassent.

Les personnages principaux « Jim Francius » et « Janis-Henriette » déroulent leur vie, leur petite histoire, sur fond de l’Histoire. Des surnoms qu’ils se donnent dans un monde rêvé pour échapper à leur monde sordide.
Francius –passionné de musique-  adopte « Jim » en mémoire de Morrison et baptise Henriette « Janis », comme Janis Joplin. Deux artistes maudits morts à 27 ans. Des rêves de liberté d’adolescents rattrapés et broyés par le réel.

L’amour, passion aveugle chez lui et dérèglement des sens et du corps chez elle, sera la force qui les gardera liés. Etroitement, quelles que soient les épreuves.

En acte1 –pour reprendre le vocabulaire familier à l’homme de théâtre Emmanuel Genvrin, la « Sakay ». Le « quartier piment » -la traduction de « Sakay- » à Madagascar. L’Histoire, la France, avait installé des colons de La Réunion dans la Grande Île devenue indépendante.
Une « île coloniale » dans la Grande Île indépendante…. Une folie sortie du cerveau de quelques hauts fonctionnaires et politiques métropolitains. Tout finira très mal.

Avec une plume d’historien ou plutôt de reporter il décrit la fin de ce petit univers créé par la France, porté par la France… et abandonné par la France. Un épisode de la tentative de colonisation française de Madagascar par des Réunionnais. Souvent ignorée. Il est vrai qu’elle n’est guère à la gloire des dirigeants de l’époque…

Les épreuves et la rédemption des héros


Acte 2. Acte 3, Acte 4… et final !
Toujours mû par une puissance vie hors-norme le héros surmonte les épreuves. L’alcool, la drogue, la sexualité dangereuse, ,les trahisons, les haines sociales. De La Réunion à Madagascar, de Madagascar  à la métropole, de fuites en retrouvailles, Jim-Francius est porté par son destin. Et son amour jamais oublié, pour Janis-Henriette.
Là encore, comment ne pas penser à ces tragédies antiques où l’amour-passion -impossible ou contrarié- entraîne les personnages vers le néant.

Henriette-Janis finira mal. Pendue. Une fin de vie logique pour ce personnage qui toute sa vie s’est situé hors de la communauté humaine, des siens. « Meurtrière d’elle-même » comme disaient les anciens.
Restons sur cette fin ! « La triste pendaison répugne et semble infâme même aux esclaves » écrivait Euripide. Une mort où le sang de l’infamie ne souille pas la terre. Ce sera celle de Phèdre et de Jocaste.
« Les morts souillent les vivants. La Mort les consacre » écrivait l’helléniste Jean-Pierre Vernant. Les cendres du corps de Janis-Henriette retrouvent la terre des siens à Madagascar. Cette cérémonie improvisée par Francius-Jim fait passer Henriette-Janis du statut de « mort » à celui de la Mort.
Emmanuel Genvrin a certainement choisi en toute connaissance la fin de son héroine. Jusque-là elle avait tenté à de multiples reprises de se suicider en se taillant les veines du poignet.

Jim-Francius –après avoir en quelque sorte assuré la « rédemption » de Janis par-delà le néant- trouvera le chemin de la sienne. Il sortira de son destin tragique.

Un livre qui se lit d’un trait. Images, couleurs, bruits, rebondissements, voyages et découvertes. Un théâtre de la vie très bien construit. La « patte », l’expérience de l’auteur de pièce de théâtre se sent. Inutile de chercher la règle des 3 unités ; Le temps, le lieu et l’action sont remplacés par l’unité de l’amour partagé au plus profond des deux principaux personnages.

Je ne serai pas surpris qu’un jeune réalisateur s’empare de « Rock Sakay » pour le porter au cinéma.




* Rock Sakay d’Emmanuel Genvrin. Collection « Continents Noirs » chez Gallimard. 2016.
« La Maison Des Livres ». Mamoudzou (Mayotte)