Du 2 au 13 décembre, la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute instance judiciaire de l'Onu, a été le théâtre d'une grand-messe juridique inédite sur le changement climatique. De profondes divisions sont apparues entre les plus grands pollueurs et les pays les plus affectés par le changement climatique, dans ce que de nombreux experts ont décrit comme une bataille de "David contre Goliath".
De grandes puissances comme les États-Unis, la Chine et l'Inde ont appelé les juges à ne pas aller au-delà du cadre juridique existant pour lutter contre le changement climatique. Mais celui-ci, à savoir la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), est insuffisant pour atténuer les effets dévastateurs du changement climatique, estiment les petits Etats.
Il y a une "immense déception" envers les pays développés mais cela n'est "pas du tout surprenant", a affirmé Cristelle Pratt, une représentante de l'Organisation des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, un groupe de 79 nations.
Il s'agit de réformes structurelles, d'annulations de dettes, de restauration d'écosystèmes.
Nikki Reisch, directrice du programme climat et énergie au Centre de droit international de l'environnement.
"Répercussions à travers le monde"
L'ONU a demandé à la CIJ de se prononcer sur deux questions. Quelles sont les obligations juridiques des Etats en matière de prévention du changement climatique ? Quelles sont les conséquences juridiques pour les pays dont les émissions ont porté atteinte à l'environnement ?
C'est sur cette deuxième question que de nombreux pays vulnérables espèrent que la CIJ clarifiera l'obligation légale pour les émetteurs historiques de payer pour les dommages causés.
"Nous devons examiner les responsabilités historiques et demander des comptes à ces émetteurs, des puissances coloniales pour la plupart", a lancé Cristelle Pratt, soulignant que beaucoup de pays membres de son organisation payaient une "dette insoutenable".
L'avis de la CIJ n'est pas contraignant et ne sera pas rendu avant plusieurs mois. Mais "il aura du poids" et "des répercussions dans le monde entier", observe Nikki Reisch, la directrice du programme climat et énergie au Centre de droit international de l'environnement.
"Cette cour a l'occasion de mettre fin à l'impunité que nous observons depuis des décennies et d'affirmer le fondement de la responsabilité", estime-t-elle auprès de l'AFP. "Il ne s'agit pas seulement de verser des compensations pour le coût croissant du changement climatique. Il s'agit de réformes structurelles, d'annulations de dettes, de restauration d'écosystèmes", ajoute Nikki Reisch.
"Une question de vie ou de mort"
Les pays que représente Cristelle Pratt comptent 1,3 milliard d'habitants mais interviennent à hauteur de 3 % des émissions mondiales, a noté cette dernière.
Un accord sur le climat âprement négocié a été trouvé au cours du sommet COP29 en Azerbaïdjan. Celui-ci stipule que les pays développés doivent fournir au moins 300 milliards de dollars par an d'ici à 2035 pour le financement de la lutte contre le changement climatique.
"Les engagements sont vraiment assez insignifiants", selon Cristelle Pratt. Plusieurs grands pollueurs ont fait valoir qu'il était impossible d'inscrire dans le droit international une responsabilité pour les émissions passées et les dommages causés.
Des géants des combustibles fossiles "ont exhorté cette cour à ignorer l'histoire, à mettre sous le tapis leur conduite pendant des décennies qui a placé le monde au bord du gouffre", s'insurge Mme Reisch. "Il s'agit d'une question de vie ou de mort pour de nombreuses personnes", conclut Nikki Reisch.
Il pourrait bien s'agir de l'affaire la plus importante de l'histoire de l'humanité.
Ralph Regenvanu, représentant du Vanuatu devant la Cour internationale de justice
Des témoignages poignants de jeunes insulaires
Moteurs des audiences sur le changement climatique à la CIJ, des jeunes originaires de petits États insulaires ont apporté des témoignages poignants pour alerter sur "l'avenir de notre planète". Nombre d'entre eux ont présenté la toute première demande de leur pays devant la Cour et n'ont pas mâché leurs mots dans la grande salle de justice, habituellement le théâtre d'échanges d'arguments juridiques solennels de la part d'austères avocats en robe et en perruque.
"L'issue de cette procédure se répercutera sur plusieurs générations, déterminant le sort de nations comme la mienne et l'avenir de notre planète", a déclaré Ralph Regenvanu, le représentant du Vanuatu, à l'ouverture des audiences. "Il pourrait bien s'agir de l'affaire la plus importante de l'histoire de l'humanité. Ne laissons pas les générations futures regarder en arrière et se demander pourquoi la cause de leur perte a été tolérée", a-t-il ajouté.
En montrant aux juges des images fortes de dévastation, beaucoup ont décrit la lutte contre les pires ravages du changement climatique comme une lutte existentielle pour leur survie.
Nous avons porté le plus grand problème du monde devant la plus haute juridiction du monde
Vishal Prasad, étudiant originaire de Fidji
Le Vanuatu à l'origine de cette initiative
Les nations insulaires les plus vulnérables ont reproché aux pays riches et pollueurs de ne pas fournir suffisamment de fonds pour atténuer les effets du changement climatique. "À un moment où les mers montent plus vite que prévu, ces États doivent s'arrêter. Cette Cour ne doit pas leur permettre de condamner nos terres et nos peuples à [être] des tombes aquatiques", a tonné John Silk, des Îles Marshall.
Le minuscule Etat insulaire de Vanuatu est à l'origine de l'initiative visant à porter l'affaire devant la CIJ. Il a rassemblé un groupe de pays pour pousser les Nations unies à demander l'avis de leur plus haute juridiction. L'initiative a débuté dans une salle de classe de l'Université du Pacifique Sud en 2019. Environ 27 étudiants en droit ont écrit aux dirigeants du Pacifique pour leur demander de participer à la campagne. Le Vanuatu a répondu à l'appel.
Cinq ans plus tard, l'un de ces étudiants, Vishal Prasad, originaire des Fidji, s'est dressé sur les marches du Palais de la Paix et a déclaré aux journalistes qu'il s'agissait de l'aboutissement d'une idée qui semblait "ambitieuse, folle, bizarre et insurmontable".
Interrogé sur ce qu'il dirait à ses camarades de classe, cet homme de 28 ans a répondu : "Nous avons fait ce que nous avions prévu de faire. Nous avons porté le plus grand problème du monde devant la plus haute juridiction du monde". "Cette histoire est une source d'inspiration pour tout le monde, en particulier pour les jeunes qui ne trouvent peut-être pas d'espoir dans ce qui se passe autour d'eux", conclut-il.