DÉCRYPTAGE. Comment les professionnels sont au chevet de la jeunesse calédonienne affectée par la crise

(Photo d’illustration)
Comment se porte la jeunesse calédonienne après les émeutes débutées en mai 2024 ? Le vice-rectorat et les services du gouvernement ont rapidement mis en place des dispositifs de soutien au sein des établissements du territoire. Des cellules inédites qui ont nécessité un accompagnement des personnels. L'objectif étant d'éviter que des stress post-traumatiques ne s'ancrent dans le temps chez les jeunes qui ont vu ou vécu des situations difficiles.

La crise en cours en Nouvelle-Calédonie depuis le 13 mai dernier a eu de très nombreuses conséquences économiques, sociétales mais aussi psychologiques sur les habitants. La jeunesse n'a pas été épargnée, avec des incidences différentes selon les situations, les communes ou les quartiers. Après plusieurs semaines d'arrêt, les établissements scolaires ont proposé à la rentrée des accompagnements pour soutenir les élèves, et notamment ceux qui ont vécu les émeutes, au plus dur de la crise, dans le Grand Nouméa.

S'inspirer des dispositifs en place dans des pays en guerre

Parmi les dispositifs en place, celui de l'Agence sanitaire et sociale de la Nouvelle-Calédonie. Les équipes, qui n'avaient jamais été confrontées à ce genre de problématique, ont commencé par faire des recherches bibliographiques, notamment auprès d'organismes comme l'ONU ou l'Unicef. À savoir comment accompagner les populations qui vivent des traumatismes d'une telle ampleur.

Elles se sont notamment appuyées sur des retours d'expérience de pays en guerre. "L’objectif du dispositif était destiné à évaluer individuellement l’état de stress des personnes pour proposer dans un deuxième temps une prise en charge par une cellule d’écoute psychologique pour ceux qui en avaient besoin ou ceux qui le souhaitaient", détaille le docteur Pascale Domingue Mena, responsable du programme études et baromètres à l’agence sanitaire et sociale.

Accompagner en premier lieu le personnel éducatif

La première étape pour accompagner correctement les enfants était donc de savoir comment se portaient les adultes qui allaient les retrouver à la rentrée. "Nous avons proposé un autoquestionnaire sur internet aux adultes qui travaillent dans les écoles sur l’ensemble du territoire. Ce questionnaire leur permettait d’évaluer leur niveau de stress et quel que soit ce niveau on leur proposait, s’ils le souhaitaient, un soutien avec des psychologues, soit en distanciel, soit en présentiel. Avec maximum trois entretiens."

À la fin du mois de juillet, 339 personnes avaient répondu à ce questionnaire. Il s'agit essentiellement de femmes intervenant dans le secondaire. Pour 222 personnes, un stress post-traumatique a été détecté, soit 65,5% des interrogés et 50 répondants ont demandé un soutien, à savoir 14,7%.

Des questionnaires pour les élèves de la DDEC

À la rentrée des classes, après le 17 juin, les équipes ont commencé à travailler avec les établissements scolaires du privé, de la DDEC uniquement, pour faire passer aux enfants un questionnaire. "Pour le primaire, c’est uniquement les CE2, CM1 et CM2 en entretien individuel avec une personne qui reformule les questions. En fonction des résultats, on remet un papier à l’enfant pour ses parents", poursuit Pascale Domingue Mena. 

Sur une tablette pour les adolescents

Si tout va bien, les parents peuvent tout de même contacter SOS écoute (05 30 30) s’ils le souhaitent. Autre réponse si l'enfant présente des signes de stress. "Soit ça ne va pas très bien, mais c’est intermédiaire, et on les oriente vers les psychologues de la DDEC de leur établissement scolaire. Soit ça va mal et on leur propose de prendre un rendez-vous avec nous pour être pris en charge par des psychologues spécialisés." Pour le secondaire, il s'agit d'un autoquestionnaire, c’est-à-dire que les jeunes le font seuls sur une tablette.

L’intérêt de proposer un questionnaire est aussi que les enfants et les adolescents se posent des questions. "Pendant nos interventions dans les établissements, il y a les psychologues de la DDEC, qui sont là, parce que ça peut remuer des choses. Il y a des enfants qui ne vont pas très bien et qui peuvent pleurer."

L'ASS-NC propose des outils pour les parents d'adolescents.

Le document remis aux parents comporte également un QR code qui permet d’avoir accès à des outils créés par l'agence pour accompagner les enfants.

80 entretiens de soutien

En tout, adultes et enfants confondus, 80 entretiens de soutien ont été menés par l'ASS- NC. Dans le cas des enfants, les parents ont aussi été reçus pour ces rendez-vous, l'occasion de rappeler qu'il peut y avoir des adultes qui transmettent leur stress aux enfants. "Parmi les premiers constats, les filles sont plus stressées que les garçons. Les collégiens sont plus inquiets que les lycéens. Autrement dit l'inquiétude semble s'alléger avec l'âge. Cependant au sein des lycées, les élèves de BTS manifestent plus de stress, pour leur avenir."

L'étude n'est pas encore terminée, l'ASS-NC a encore quelques établissements à couvrir, mais l'agence espère pouvoir rendre des résultats plus détaillés pour la fin août. 

168 appels sur le numéro vert du vice-rectorat

De son côté aussi, le vice-rectorat a dû réagir rapidement. "J’ai tout de suite contacté l’infirmière technique en Métropole qui m’a dit qu’il n’y avait aucun protocole existant parce que c’était inédit. Donc on a dû tout créer sur la base de nos propres compétences, explique Marie-Christine Garin, infirmière et conseillère technique pour le vice-rectorat.

Même stratégie que celle de l'ASS-NC, les équipes du vice-rectorat se sont d’abord concentrées sur les encadrants des collèges et des lycées. "Tout a commencé par la mise en place du numéro vert, le 05 00 16, qui a été le premier lien que l’on a ouvert aux encadrants, pour tout le personnel. Il a été ouvert dès le 20 mai, 7j/7." Il a finalement été coupé le 15 juillet. "On a eu 168 appels. Des appels de personnels, mais aussi de parents qui se demandaient ce qui allait arriver à leur enfant à la rentrée, pour les jeunes de Petro-Attiti par exemple."

Très rapidement, des ressources documentaires sont aussi mises en ligne sur le site du vice-rectorat.  Entre autres "des ressources issues de la plateforme Peace of minds, qui avait été mise en place pendant une des guerres en Israël."

Une boîte à outils pour les chefs d'établissement

Parmi les nouveaux dispositifs, la création d’une boîte à outils pour tous les chefs d’établissement, pour qu'ils puissent définir eux-mêmes leur propre plan de reprise. "Une boîte à outils qui parlait notamment de la neutralité, de la sécurité, mais aussi de la prise en charge psychologique, avec des ateliers collaboratifs pour reprendre l’école."

A la reprise des cours, certains collèges ont proposé des activités pour libérer la parole des jeunes.

Une cellule d'écoute dans chaque établissement

Le vice-recteur a également demandé que chaque établissement du public accueille un espace de parole. "Une cellule d’écoute composée d’une infirmière scolaire, d’une assistante sociale et de psychologues de l’éducation nationale", précise Marie-Christine Garin.

Au lycée du Grand Nouméa, qui a rouvert ses portes le 9 juillet dernier, deux lieux d'accueil ont été ouverts. "Ce n’est pas la majorité, mais certains élèves ont vraiment vécu des choses très difficiles et ils avaient besoin de déposer tout ce qu’ils avaient à dire. Ces élèves ont suivi plusieurs entretiens, au moins deux ou trois, et après ils étaient apaisés", raconte Karine Detcheverry, infirmière scolaire dans ce lycée de Dumbéa. 

Le stress présenté par les jeunes peut prendre des formes très différentes selon elle. "Ne pas dormir, s’inquiéter pour ceux qui étaient sur les barrages, voir les frères partir sur les barrages ou aller faire des bêtises, s’inquiéter de la sécurité dans la maison. Il y en a qui ont vécu des tentatives d’effraction. Ils s’inquiètent beaucoup pour ce qu’ils ne voient pas et on a eu beaucoup de traumatismes sonores."

Il y en a qui dormaient mal la nuit, qui ont eu le cycle de sommeil inversé, qui vivaient la nuit et qui dormaient le jour.

Karine Detcheverry, infirmière scolaire

Ces tableaux de vocabulaire permettent aux jeunes de mettre des mots précis sur leurs émotions.

Des inquiétudes pour les jeunes qui n'ont pas encore repris

Marie-Christine Garin veut rester optimiste. "Pour les élèves qui sont revenus dans les établissements, la plupart ne vont pas trop mal. Certains ont vécu des choses très près d’eux, comme un décès par exemple, là ce sont vraiment de grandes blessures pour ces enfants. Mais la plupart, ce sont des jeunes qui avaient envie de reprendre l’école et qui sont déjà rebranchés sur la camaraderie ou leur envie de réussir leur année."

En revanche, les équipes du vice-rectorat s'inquiètent plus particulièrement pour les jeunes qui n'ont pas encore repris le chemin de l'école. "Au lycée du Mont-Dore par exemple, il y a une frange d’élèves qui n’est pas encore revenue. On craignait que des jeunes de Saint-Louis aient pu éventuellement participer aux exactions. On est en attente de savoir ce qu’il va se passer lors de leur retour, dans quel état d’esprit ils vont revenir. Peut-être qu’on aura à remobiliser les équipes. On a demandé aux enseignants de garder un lien avec ces élèves, par Pronote notamment."

On pense qu’après les vacances scolaires on aura le retour de ces élèves. Et à ce moment-là, on aura peut-être beaucoup plus de besoins au niveau de Casado.

Marie-Christine Garin, infirmière, conseillère technique au vice-rectorat

Du stress qui ressort plusieurs semaines après 

Ses locaux ayant été détériorés au début de la crise, le Casado, une structure qui accompagne les adolescents en difficulté, a mis en place des permanences dans les établissements. "On y oriente les jeunes chez qui on aurait repéré un stress aigu ou un choc post-traumatique." Quatre établissements ont déjà adressé des élèves au Casado, soit une quinzaine de jeunes.

"Le choc post-traumatique, on le voit plus tard. C’est-à-dire que les élèves sont très heureux de se retrouver dans un cadre rassurant et bienveillant, donc la vie reprend. Et puis là, ils peuvent faire des insomnies, avec la réminiscence des images qu’ils ont pu voir ou ce qu’ils ont pu vivre. Ils commencent à en parler à ce moment-là. Tout ça peut prendre trois semaines ou un mois." 

Parler aussi d'éventuels comportements à risque et des dépendances

Des opérations de prévention sont déployées en parallèle, notamment sur la vie affective et sexuelle. "Comme il y a eu beaucoup de violences et de consommation d’alcool pendant les exactions, on s’est dit que peut-être des jeunes avaient vécu des violences sexuelles. Ou bien qu'ils ont pu avoir des comportements à risque. On souhaite aussi libérer la parole de ce côté-là."

Autre problématique à surveiller : les addictions. "On a demandé à l’agence sanitaire de nous fournir des outils pour repérer des jeunes qui seraient entrés dans une forme de dépendance en ayant beaucoup consommé d’alcool et de cannabis pendant ces exactions", conclut Marie-Christine Garin. 

>>>> Retrouvez le second volet de ce dossier dimanche 4 août avec les conseils de ces professionnels pour aider les enfants et les adolescents à traverser cette période de crise le plus sereinement possible.