Parmi les très nombreuses fortunes de mer qui ont jalonné l'histoire calédonienne, il en est une qui occupe une place douloureusement spéciale. La Monique a quitté un port sans jamais toucher le suivant, emportant avec elle 126 vies, et son secret n'a pas été percé. En 2023, le soixante-dixième anniversaire de sa disparition entend démontrer de toutes les façons à quel point le souvenir des disparus reste vif dans les mémoires. En parallèle des hommages et des festivités, NC la 1ère rappelle l'histoire de cette catastrophe maritime, à l'échelle de la Calédonie. En tout cas ce qu'on en sait, d'après les écrits et les images du livre Le Destin tragique de La Monique, d'Alain Le Breüs. Un ouvrage paru aux éditions de l'association Fortunes de mer calédoniennes, et rendu accessible en ligne.
Les faits
Mercredi 22 juillet 1953, La Monique quitte le quai des caboteurs, à Nouméa, pour une rotation vers les Loyauté. Le navire fait escale à Maré, Lifou et Ouvéa. Vendredi 31 juillet, à 14 heures, il part de Tadine, sur l’île de Maré, pour son voyage retour à destination de Nouméa.
126 personnes sont embarquées, passagers et équipage. Le temps est calme, en cet hiver austral. Le navire est très chargé en fret et en passagers. Des observateurs décrivent un départ avec un peu de gîte. Bâbord ou tribord, les témoignages sont divisés. À 16h14 et 16h50, le capitaine Charles Ohlen a une liaison radiophonique avec son armateur. L’arrivée est estimée à 8 heures, le lendemain matin, mais le capitaine pense être en avance sur l’horaire. À 17h30, le bateau est encore visible depuis Maré. Le soleil se couche à 17h36. Personne ne verra plus La Monique.
À 8 heures du matin, le lendemain, l’arrivée du caboteur est attendue, au quai numéro 1 du port de Nouméa. Les multiples appels de Nouméa radio restent sans réponse. Le directeur de la Société des îles Loyalty, l'armateur du bateau, contacte les navires qui auraient pu croiser la route de La Monique dans la nuit. En vain. Vers 10 heures, le 1er août 1953, le dispositif d’alerte est mis en place. 126 personnes ont disparu sans laisser de trace.
Les disparus
Un mystère, non résolu à ce jour, et un drame qui a touché toutes les communautés de Nouvelle-Calédonie. 103 passagers et membres d’équipage sont originaires des Loyauté. Quinze arrivent de la Grande terre. Six sont Métropolitains. Le cuisinier vient de l’actuel Vietnam. Enfin, un disparu provient du Vanuatu, encore Nouvelles-Hébrides en 1953.
D'après les recherches de l'historien Louis-José Barbançon, dont le père était second mécanicien sur le caboteur, le drame de La Monique est le deuxième plus important naufrage en temps de paix. Il faut ajouter que le recensement de 1953 dénombre 72 500 habitants en Nouvelle-Calédonie. Cela donne une idée du nombre, important, de familles touchées par le naufrage. Le 30 juin 1954, le procureur de la République établit une requête aux fins de jugements déclaratifs de décés. Ces jugements seront trancrits sur les registres de l'état-civil de Nouméa le 2 août 1954, un an après. Les corps n'ont jamais été retrouvés, mais les disparus sont devenus des morts. Soixante-dix ans plus tard, cette vérité reste difficile à accepter.
Le jeune capitaine
Le capitaine de La Monique, Charles Ohlen, est âgé de 26 ans. Il est marié, père de deux très jeunes enfants. En 1946, il fait son service militaire dans la Marine nationale. Il navigue ensuite sur les minéraliers de la SLN, puis de la Société des îles Loyalty. Il est second sur Le Loyauté et la Rosalie. Le jeune homme devient capitaine au petit cabotage colonial et capitaine au grand cabotage colonial. Il peut naviguer vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Fidji et la Polynésie française. Il valide ses examens le 18 août 1952 à Nouméa et prend le commandement de La Monique, avant d’être officiellement breveté. Malgré son jeune âge, il jouit d’une réputation de marin aguerri, auprès de ses confrères. Son épouse, embarquée, figure au nombre des disparus.
Le second à bord est un étudiant de vingt ans qui s’apprête à rejoindre l’Hexagone. Se trouvent également sur le navire un géomètre du service topographique, deux opérateurs radio des postes, une infirmière, une religieuse, un gendarme et sa famille. La Nouvelle-Calédonie sur un bateau. "La Monique est un pays", dépeint Louis-José Barbançon.
Le navire
La Monique est lancée le 4 octobre 1945 à Port Chalmers en Nouvelle-Zélande. Baptisée Avon, c’est l’un des derniers "114 pieds Powered lighters" commandés par l’US armed forces in the South-West Pacific, après la reddition du Japon le 2 septembre 1945. Ses structures et cloisons sont en acier, bordé en pin d’Oregon. Sa carène est doublée en bois de Totara. Le petit caboteur militaire de 32,70 mètres de long sur 7,19 mètres de large est rendu à la navigation civile. De 1946 à 1948, l’Avon est affrété par des compagnies néo-zélandaises pour effectuer des liaisons régionales entre l’île du Nord et l’île du Sud.
Le 6 novembre, le caboteur est acquis par la compagnie des mers du Sud et arrive le 22 avril 1948 à Nouméa. Le navire se dénomme désormais La Monique. Elle est revendue en 1951 à la Société des îles Loyalty, dont les actionnaires principaux sont les puissants groupes Ballande et Barrau qui, outre leurs activités locales, commercialisent d’importantes quantités de coprah. Après la disparition, la SIL vend tous ses navires et liquide tous ses actifs en janvier 1961.
Les recherches
Le 1er août 1953, les recherches sont lancées. L’après-midi, un avion de tourisme est affrété pour survoler la zone probable où se trouverait La Monique. Il est tard et le temps est couvert. L’aéronef ne décèle aucune trace. Équipé d’un émetteur-récepteur, le petit avion, un Norécrin, reprend ses recherches le 2 août à 9 heures. Les postes côtiers de gendarmerie sont mis en alerte. Un poste d’observation est installé au pic N’Ga, à l’île des Pins. À 0h25, le sistership de La Monique, La Rosalie appareille pour participer aux recherches, puis c'est l’Estrella del Mar. Depuis Maré, le grand chef Henri Naisseline dépêche Le Dada. Le temps est bouché et le vent, très changeant.
Le dimanche 2 août, les recherches s’intensifient. Les autorités locales mobilisent Fidji, encore colonie britannique. Un hydravion Catalina, néo-zélandais, quitte Suva et arrive vers 10 heures au-dessus des îles Loyauté. Après de nombreuses péripéties, le capitaine de La Rosalie détecte une tache d’huile de 150 mètres sur 40 mètres à 21 milles de la passe de la Havannah, tout au Sud de la Grande terre.
Le 4 août 1953, un hydravion de la Qantas, arrivé de Sydney, se joint aux recherches. Ce même jour, l’Estrella del Mar récupère un fût vide sur le récif de Goro, à Yaté. Les conditions météo sont de plus en plus dégradées. Les vents sont forts et les grains, bien présents. Plusieurs fausses alertes ramènent un instant l’espoir. Des fusées sont vues sur les hauteurs, sur une zone Nouméa - La Tontouta.
Le mercredi 5 août, trois fûts vides sont retrouvés. Après huit jours de recherches ininterrompues, il est décidé de mettre fin à l’opération, sur ordre de la base de Nandi qui estime que tous les secteurs de dérive possibles ont été survolés. Les avions militaires néo-zélandais ont balayé une gigantesque zone de 300 000 km2.
La cargaison
Des témoignages attestent que La Monique était probablement en surcharge. Eugène Morignat, patron du Numai III, l'a vue partir à Tadine. Il s’exprime en 1990 : "Son bateau était surchargé et surtout chargé dans les hauts. Tout était, certes arrimé, mais il y avait déséquilibre, car La Monique gîtait fortement sur bâbord (…) le bateau avait vraiment du mal à tenir son cap. Il était presqu’obligé de tirer des bords." L’enquête démontre que le caboteur a embarqué 113 sacs de maïs au lieu de 55, 21 fûts d’essence au lieu de 11… Alain Le Breüs, auteur du Destin de La Monique, estime qu'elle transporte - au minimum - 254 tonnes de fret pour un port en lourd de 250 tonnes. 165 tonnes se trouvent dans les deux cales. Au moins 89 tonnes sont arrimées sur le pont, dont 700 sacs de coprah. Les pratiques concurrentielles, au milieu du XXe siècle, et une certaine carence des contrôles, en Nouvelle-Calédonie, laissent à penser que la surcharge des caboteurs est alors une routine. Dans son ouvrage, Alain Le Breüs met en avant les conflits d’intérêts, courants en 1953.
Le mystère
Plusieurs expéditions ont tenté de retrouver La Monique, jusqu’à récemment. Les moyens les plus modernes ont été employés. En vain. Restent quelques vestiges d'un naufrage. Les quatre fûts retrouvés en mer dans la région de Yaté. La trace de mazout repérée en 1953. La bouée découverte sur la côte de l’île Art, aux Belep, tout au Nord de la Calédonie. Et des sacs de coprah à hauteur de Poindimié.
Les hypothèses quant aux causes de la catastrophe sont, elles, nombreuses.
- Un acte de piraterie ? Après guerre, le phénomène s’est développé. A Àaré, il se dit qu’un bateau japonais aurait été vu, attendant La Monique au cap Wabao, à la sortie de Tadine.
- Une mine ? En 1953, il en reste un certain nombre. Mais où sont les débris de La Monique ?
- Le feu ? Possible mais là aussi, l’absence d’objets retrouvés introduit le doute.
- Des perturbations magnétiques ? Une comparaison avec l’énigme du triangle des Bermudes est avancée. Mais alors pourquoi, seule La Monique ?
- Séisme, éruption sous-marine, un tourbillon provoqué par un dégazage naturel d’hydrate de méthane… L’on se perd en conjectures en l’absence de certitudes.
Pour les familles des 126 disparus, l’absence de réponses, même soixante-dix ans après, reste difficile à accepter. Sans le corps des défunts, beaucoup n’ont pas pu et ne pourront pas exprimer leur deuil. La Monique, "cette Nouvelle-Calédonie sur un navire", semble avoir disparu à jamais.