Economie : comment les retards de paiement asphyxient les entreprises calédoniennes

Chantier en cours dans le BTP, mai 2021.

Les libertés prises avec les délais de paiement, entre sociétés ou entre collectivités publiques et entreprises, sont devenues très préoccupantes. Pointées par l'autorité de la concurrence et une étude de l'IEOM, ces largesses plombent un peu plus l'économie. A l'image du BTP, déjà en pleine crise.

Visite de chantier avec Benoît, gérant d’une entreprise du BTP de taille moyenne. Ce chantier, privé, est une aubaine pour sa société. Mais pour ce seul contrat, il lui a fallu investir, il y a quatre mois, cinquante millions de francs en matériaux et frais divers. Une part de son fond de roulement. 

"On est à 80 % d'avancement du chantier et la facturation, ça suit", explique-t-il. "On a payé tous nos matériaux : le béton, la ferraille, les locations d'engins, etc."

Les distributeurs aussi

Les matériaux pour le bâtiment sont importés d’Europe, mais aussi d’Asie. Les distributeurs, souvent importateurs, connaissent eux aussi des délais entre la vente et les paiements des fournisseurs. Avec les quantités de stock nécessaires, et les durées de livraison, ce sont plusieurs centaines de millions d’avance en trésorerie qui sommeillent dans les docks.

"Il nous faut à peu près quatre à cinq mois de stocks, en permanence, de notre chiffre d'affaires pour pouvoir fonctionner en Calédonie", explique Laurent Vircondelet, importateur-distributeur de matériaux du bâtiment et président du syndicat des importateurs et distributeurs.

"On a des délais de paiement, avec nos fournisseurs, qui sont convenus, sur des ouvertures de compte et des CGV  [conditions générales de vente]. Mais après, tout ce qui sort d'Asie, c'est du paiement cash. Il se passe des fois deux mois à deux mois et demi avant qu'on ait le matériel qui a été payé."

Ça passe... ou pas

Quand tout se passe bien, le maître d’œuvre paie l’entrepreneur, qui paie son fournisseur, dans les délais. L’économie tourne rond. "C'est un chantier qui va durer cinq mois, on va être payé en cinq fois. Le client est un bon payeur, on est payé à trente jours, à peu près", cite notre gérant, Benoît Meunier.

Sauf que, souvent, la réalité est tout autre. S’il faut régler les factures et payer les charges, les rentrées d’argent peuvent être plus problématiques.

Ça peut être soixante jours, 90 jours. On peut arriver à 120 jours avec les collectivités. Et on a souvent des difficultés à nous faire payer les décomptes définitifs et finaux. Là, ça peut aller jusqu'à un an dans certains cas, avec l'administration. 

Benoît Meunier, gérant d'entreprise

 

Lenteur administrative

Au point que cette PME a carrément choisi de tourner le dos aux marchés publics, qui représentaient 40% de son chiffre d’affaires. Ces collectivités, ce sont le gouvernement, les provinces et les communes. Un monde administratif qui doit, il est vrai, obéir à une réglementation spécifique. 

"Dans des marchés publics, il y a la partie réglementaire qui existe. Mais après, il y a beaucoup d'intermédiaires : des bureaux d'étude, des chefs de chantier, des entreprises…", restitue le maire de Dumbéa, Georges Naturel. "Tous ces éléments doivent être faits de manière réglementaire, pour qu'on puisse régler cette facture, sinon le payeur ne l'accepte pas."

Amendes pour le privé

L’Autorité de la concurrence s’est saisie du dossier et a mis à l’amende certaines très grosses entreprises qui abusaient ainsi de leur position dominante. Les administrations ne sont pas de sa compétence. Elle alerte néanmoins des conséquences de telles dérives.

"Si le secteur public ne paie pas suffisamment dans les délais, ça peut décourager notamment des PME de participer à des appels d'offre. Ça réduit le champ des entreprises qui vont participer à cet appel d'offre", analyse Aurélie Zoude-Le Berre, présidente de l'Autorité de la concurrence. "Et du coup, ça les met en capacité de proposer, certainement, des prix plus élevés. Ou, en tout cas, ça réunit la capacité de l'acheteur public d'arbitrer avec plusieurs offres."

Risque inflationniste

Pour les entreprises, le risque inflationniste est évident. D’autant, qu’en ces temps de crise, les finances sont au plus bas. "On nous met en péril, nous", insiste Laurent Vircondelet. "D'où, après, des négociations avec nos banquiers, puisqu'on paie toute cette trésorerie, avec des aggios, des intérêts. Donc un coût supplémentaire pour l'entreprise."

Certaines entreprises peuvent pas avoir des trésoreries importantes et ont des problèmes. Ça peut aller à la liquidation et à l'arrêt de l'entreprise. Pour des raisons de trésorerie. 

Laurent Vircondelet, importateur-distributeur de matériaux du bâtiment

 

Un manque estimé à 23 milliards

Selon l’IEOM - Institut d’émission d’Outre-mer, le strict respect de la loi en la matière, soit trente jours de délais, pourrait libérer 23 milliards de francs de trésorerie. Un vrai bol d’oxygène pour les entreprises.

Un reportage de Bernard Lassauce et Carawiane Carawiane :