Finances tendues, masse salariale trop pesante… Ce que pointe le rapport de la Chambre des comptes sur les "irrégularités" et les "anomalies" dans la gestion de la province Îles

L'hôtel de province Îles à Wé, Lifou, image d'illustration.
Après des observations effectuées en 2017, la Chambre territoriale des comptes alerte de nouveau la province des îles Loyauté sur sa situation financière. Dans un rapport rendu lundi 18 novembre, sur la gestion de la collectivité depuis 2018, la CTC pointe différents dysfonctionnements.

Adopter une stratégie pour redresser la trésorerie, améliorer la transparence sur l’évolution des effectifs, formaliser les procédures de recrutement… Ce sont certaines des recommandations faites par la Chambre des comptes à la province des îles Loyauté. S'ajoutent douze rappels du droit, après le contrôle des finances et de la gestion provinciale depuis 2018. Lundi 18 novembre, la CTC a rendu public son rapport sur le sujet. Voici ce qu'on peut en retenir.

Un fonctionnement marqué par des lacunes

La province des îles Loyauté, présidée depuis mai 2019 par Jacques Lalié (Union calédonienne), a un budget de 15,7 milliards de francs et compte environ 830 agents, au moment de ce rapport. La Chambre des comptes trouve plusieurs "anomalies" dans son fonctionnement institutionnel. Elle relève que la présentation tardive de certains projets de délibération, qui ont parfois de lourdes incidences financières, "ne permet pas d’assurer de façon satisfaisante le droit à l’information des conseillers provinciaux". 

Elle estime que "la qualité de l’information financière est inégale". Et surtout que "le pilotage budgétaire demeure déficient", même si "des points positifs peuvent être relevés". Selon la CTC, le réajustement important des inscriptions budgétaires, en cours d’année, révèle "les manquements de la prévision initiale". 

Sur les exercices clos en 2020, 2021 et 2022, les dépenses réelles de fonctionnement ont dépassé de 1,05 milliard CFP, en moyenne, la prévision.

Rapport 2024 de la Chambre des comptes


Autre constat, "le taux de réalisation des recettes et dépenses d’investissement est médiocre, et s’est dégradé sur les derniers exercices".

En 2022, le taux de réalisation des recettes réelles d’investissement n’était que de 35,6 %; et celui des dépenses réelles d’investissement, de 49,3 %.

Rapport 2024 de la Chambre des comptes


Ce que Jacques Lalié explique par le contexte de crise sanitaire et, en 2022, par le lancement simultané de plusieurs projets d’investissement.

La chambre rappelle, de nouveau, à la province la nécessité de procéder dès le vote de son budget primitif 2025 à une évaluation sincère des recettes et dépenses et à l’inscription des crédits budgétaires nécessaires à la couverture de ses besoins pour l’année.

Rapport 2024 de la Chambre des comptes

Une situation financière "très tendue"

Pour la CTC, "la situation financière de la province est compromise par la faiblesse persistante du niveau d’épargne". Le taux d’épargne brute, c’est un indicateur très important. Pour résumer, il s’agit de l’excédent qui permet de rembourser la dette de la collectivité. Entre 2018 et 2022, il n’a pas dépassé 5 %, alors que l’Agence française de développement recommande au moins 15 %.

Durant cette même période, "les recettes réelles de fonctionnement, principalement constituées par les dotations de la Nouvelle-Calédonie et de l’Etat, ont été atones. Alors que les charges de personnel, en forte hausse, pèsent sur l’évolution des dépenses réelles de fonctionnement", indique la chambre.  

Entre 2018 et 2022, les charges de personnel augmentent de plus d’un milliard de francs, passant de 4,74 milliards en 2018 à 5,83 milliards en 2022. Leur augmentation a presque intégralement contrebalancé la diminution des dépenses.

Rapport 2024 de la Chambre des comptes

La masse salariale des îles depuis 2014.
L'évolution de la masse salariale provinciale.



Surtout qu'entre 2018 et 2022, la province Îles a accéléré ses investissements. 

  • 8,4 milliards de dépenses d’équipement directes (pont de Mouli, infrastructures aéroportuaires et maritimes, équipements culturels et sportifs, travaux dans les internats et les centres de santé…)
  • Mais aussi 3,8 milliards en subventions d’équipement, dont une partie est allée au projet hôtelier cinq étoiles de Wadra bay, à Lifou.

5,45 milliards de dette fin 2022

"Compte tenu de la faiblesse de l’épargne, le financement de ce programme d’investissement l’a conduite à accroître son endettement, qui atteint aujourd’hui un niveau élevé, et à mobiliser son fonds de roulement", c’est-à-dire les liquidités disponibles. Fin 2022, la dette en cours atteignait 5,45 milliards CFP. La trésorerie disponible, elle, ne pouvait couvrir que onze jours de charges courantes.

La CTC évoque à ce sujet "un important niveau de créances non recouvrées", de la Cafat, notamment. Et puis, à nouveau, la mention de Wadra bay : "les engagements hors bilans souscrits par la province pour la construction de l’hôtel sont porteurs d’importants risques financiers, à hauteur d’un montant total de 1,06 milliard", alerte la Chambre des comptes.

Ressources humaines : "de nombreux dysfonctionnements"

Ce rapport de 104 pages en consacre une trentaine rien qu'à l'organisation du personnel. "Bien que la province se soit fixée d’ambitieux objectifs en matière de gestion des ressources humaines, ce domaine connaît de nombreux dysfonctionnements et peut être sensiblement amélioré", insiste la CTC. "La province doit développer, actualiser et renforcer les outils nécessaires (…) tels que les arrêtés d’organisation des services, l’organigramme, les fiches de poste, le bilan social, le plan de formation, les évaluations et les indicateurs de suivi de l’absentéisme."

L'évolution des effectifs sur des postes non permanents à la province Îles.

D’autres préoccupations sont exprimées : "Si l’évolution des postes permanents est stable depuis 2018, le nombre d’agents sur des postes non permanents a sensiblement augmenté tandis que leur recrutement manque de transparence". 

Conséquence principalement de l’augmentation du nombre d’agents sur des postes non permanents et du nombre de collaborateurs, la masse salariale de la province a augmenté de manière très significative depuis 2018. Rapport 2024


Un chiffre. "En décembre 2022, 116 personnes étaient rémunérées en tant que collaborateurs de cabinet ou de groupes d’élus, soit 13 % des effectifs physiques". Des collaborateurs à propos desquels la CTC évoque "un coût croissant, un manque de transparence et un suivi insuffisant". 

Des "insuffisances" dans la commande publique

Le rapport décrypte aussi les marchés qui sont passés par la collectivité. "L’organisation en matière d’achat public est morcelée", note-t-il. "La province a engagé, ces dernières années, plusieurs démarches pour rationaliser les procédures et renforcer l’expertise en matière de commande publique. Elles n’ont toutefois pas abouti à ce jour."  

Les pratiques de la province en matière d’achat public présentent de graves insuffisances. 

Rapport 2024 de la Chambre des comptes

Entre autres remarques : "l’exécution du marché de reconstruction du pont de Lékine", aussi appelé pont de Mouli, "certes caractérisée par une complexité particulière, a donné lieu à un dépassement d’un an du délai d’exécution prévu; et à un coût des travaux supérieur d’un milliard de francs à l’estimation initiale". Par ailleurs, "la chambre constate (…) le caractère récurrent et le fractionnement irrégulier des achats conduisant la province à se soustraire aux règles prévues par la délibération du congrès portant réglementation des marchés publics." 

"On essaie d'innover", réagit Jacques Lalié

La province s'est engagée dans une politique de réduction des dépenses, répond son président. "On essaie d'innover. Jusqu'à maintenant, on n'avait jamais loué les redevances du toucher, les bâtiments de la province qu'occupe Aircal..., cite Jacques Lalié. On a diminué aussi la prise en charge des vieillards, qu'on a passée à 62 ans. Je vais certainement proposer de passer à 64 ans, par une proposition de texte au Congrès."

Mais d'ajouter : "Ce qui est dommageable dans les rapports, c'est qu'ils ne tiennent pas compte des compétences. On est en difficulté parce qu'on assume beaucoup des compétences qui ne sont pas les nôtres." Le président de la PIL qui appelle de ses vœux un statut "d'enclavé" pour les Loyauté. Pour un financement à part de la clé de répartition. 

"La masse salariale a été le poste budgétivore", pour Charles Washetine

"On voyait venir", déclare quant à lui Charles Wahetine, pour l'opposition Palika. "On a déjà tiré la sonnette d'alarme pour dire 'attention, il y a une forme de dérive'. On a vu les embauches, une masse salariale qui a quasiment explosé. Malheureusement, l'augmentation de cette masse salariale s'est faite au détriment des dépenses obligatoires et incompressibles que devait assumer la collectivité. Et des opérations d'investissement qui étaient prévues." Il décrit une province "totalement endettée". En décembre 2022, le projet de budget primitif 2023 était rejeté par les conseillers provinciaux à sa première présentation.  


En 2017, la Chambre des comptes publiait déjà un rapport sur la province Îles, alors présidée par Neko Hnepeune. Elle "constate l’absence de progrès, ou des progrès insuffisants, sur plusieurs points déjà relevés". D'autres ont été améliorés.