INTERVIEW. D'une "guérilla" à Saint-Louis à une "guerre d'usure" en Nouvelle-Calédonie, l'analyse du chef des mobiles de la gendarmerie, trois mois après les émeutes

Opération de déblayage sur la route de Saint-Louis entre Thabor et la Coulée
Trois mois après le déclenchement des violences, les exactions se font plus rares en Nouvelle-Calédonie. Mais certaines zones sont encore aux mains des émeutiers, comme à Saint-Louis. Sur les 1 900 gendarmes mobiles déployés sur le Caillou, deux sont morts et 400 ont été blessés. Ces opérations menées en Calédonie font partie des plus difficiles qu'ait connues le colonel Cédric Aranda, qui commande le groupement opérationnel du maintien de l'ordre. Entretien.

Trois mois après le début des émeutes qui ont fait dix victimes (huit civils et deux gendarmes) et causé la destruction de plus de 700 entreprises, les moyens humains des forces de l'ordre sont toujours considérables sur le Caillou. On compte plus de 3 000 policiers et gendarmes, dont 1 900 gendarmes mobiles. Le colonel Cédric Aranda est leur patron. Rarement, au cours de ses missions en territoire national ou à l'étranger, cet officier de la gendarmerie n'a connu un tel niveau de violences. Il revient sur la situation en Nouvelle-Calédonie.


Nouvelle-Calédonie la 1ère : Trois mois après le début des émeutes, est-ce qu'on peut parler d'un relatif retour au calme ?

Colonel Aranda : Il y a trois séquences dans la crise que nous connaissons : une phase de réappropriation du territoire après la crise insurrectionnelle, une phase de consolidation et ensuite une phase de normalisation. La première phase de réappropriation a été réalisée sur l'ensemble du territoire, à l'exception de certains points durs, comme Saint-Louis. Nous sommes donc dans une phase de consolidation, de stabilisation, qui tend vers la normalisation. Mais qui reste instable, malgré tout.

De nouveaux troubles à l’ordre public ne sont pas à exclure.

Colonel Cédric Aranda


Sur le terrain, sentez-vous que de nouvelles violences peuvent exploser à tout moment ?

J'ignore si la situation peut exploser avec la même intensité que ce que l’on a connu car nos effectifs sont beaucoup plus importants qu’au début. Il y avait sept escadrons le 13 mai, contre vingt-sept aujourd’hui [un escadron regroupe environ soixante-dix gendarmes, ndlr]. Grâce à ces renforts, notre réponse sera forcément plus réactive et plus offensive, et notre maillage plus fort. Mais de nouveaux troubles à l’ordre public ne sont pas à exclure.


Et pourtant, malgré la présence de 1 900 mobiles et de véhicules blindés comme le Centaure, la situation n'est toujours pas débloquée à Saint-Louis. Comment expliquer ce statu quo, qui paralyse près de 14 000 habitants au Sud du Mont-Dore et à Yaté ?

Avant la crise, il y avait déjà des caillassages, des tirs et des car-jackings aux abords de Saint-Louis. Mais aujourd'hui, cette zone reste en effet un point dur. Notre objectif est de reprendre pied sur le terrain et de sécuriser la circulation sur cet axe. On s’y est engagé de manière très offensive et déterminée. On a réalisé plus d'une quinzaine d'opérations sur le secteur pour dégager et sécuriser la route, et pour escorter la population. Sur toutes ces opérations, on a été systématiquement pris à partie par arme à feu, de manière très violente. Lors d’une opération réalisée juste avant le 14 juillet, on nous a tiré dessus à cinquante-huit reprises. C’était à balles réelles et avec du gros calibre. Le secteur de Saint-Louis reste dangereux. On ne peut raisonnablement pas engager une population civile sur cette zone.


Est-ce par peur de perdre des vies humaines qu'il n'y a pas eu de réelle offensive sur ce secteur ?

Cette hypothèse d’intervention n’est pas écartée. Mais aujourd’hui, on est plutôt dans une dynamique d’identification, de recherches de renseignements à des fins d’interpellation. On sait qu’il y a des noyaux durs et que ce n’est pas la totalité de la tribu qui est dans cette dynamique. Il y a une bande qui sème la terreur, pas seulement sur la route, mais même à l'intérieur de la tribu de Saint-Louis. Les gens ont peur de parler car ils craignent des représailles. Nous n’excluons pas la possibilité de rentrer en contact avec un des acteurs pour comprendre et essayer de négocier, voir quelles sont leurs attentes, les issues possibles... On est en permanence dans une logique de désescalade et de négociation. Mais cela n’enlève en rien notre détermination.

Leur mode d'action est celui de combattants, ils sont très entrainés.

Colonel Cédric Aranda


Deux énormes postes de contrôle ont été édifiés par les forces de l'ordre sur la RP1 de chaque côté de Saint-Louis. Comment cela se passe concrètement aujourd’hui ?

Ces postes de contrôle [à Thabor et la Coulée, ndlr] sont là pour contrôler tous ceux qui entrent et sortent, et aussi pour protéger nos gendarmes. On a fait le choix de cloisonner la route, de façon à travailler sur des modes d’action différents. On continue de contrôler la population qui y réside, à rechercher du renseignement et l'exploiter à des fins judiciaires. On est sur un adversaire qui est hyper mobile, hyper agressif, qui nous tire dessus à balles réelles, sans qu'on n’ait jamais pu le localiser et l’identifier. À Saint-Louis, on est vraiment dans une forme de guérilla, avec un mode d'action qui est celui de combattants. Ils ont des postes de tir qu'on a pu identifier, des armes à feu qui circulent et une structure qui est très militarisée. On est sur des adversaires entraînés car ils font des tirs très précis, même à plusieurs centaines de mètres de la cible.


Est-ce qu'il s'agit d'armes autres que des fusils de chasse ?

C'est difficile à dire. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a des armes de chasse avec du très gros calibre, ainsi que l'utilisation de jumelles qui permettent de tirer de jour comme de nuit. On pourrait assimiler ces modes d’actions à ceux de chasseurs car effectivement ici, on chasse la nuit et le jour. C'est une pratique culturelle avec des postes de tirs pour observer le gibier. Si on parle de guérilla, c’est parce qu’il y a une coordination des tirs très structurée. 


La plupart des gendarmes mobiles sur le terrain n'ont qu'une vingtaine d'années. Est-ce qu’ils étaient préparés à un tel niveau de violence ?

La situation est, dans son ensemble, exceptionnelle. Nous intervenons assez rarement à ce niveau d’intensité. Mais en tant que gendarmes mobiles, c’est une situation à laquelle nous sommes formés et entraînés. Les crises se multiplient sur le territoire national. Et notre centre d’entraînement en Métropole prépare les mobiles à faire face à ce genre de situation. Nous intervenons également en opération extérieure, c'est-à-dire à l'étranger. Nos effectuons des missions de paix, de crise, voire de guerre. Certains parmi nous sont allés en Afghanistan, en Macédoine, au Kosovo ou encore en Côte d’Ivoire. 

C’est une guerre d’usure.

Colonel Cédric Aranda


Vous êtes partis, vous-mêmes, en mission à l’étranger. Quelle est votre perception des violences ici ?

Oui, la Nouvelle-Calédonie fait partie des engagements les plus intenses que j’ai pu connaître. Très clairement. Les gendarmes sont pris pour cible. On est vraiment le réceptacle des tirs, des tensions, de cette rage de la jeunesse... On avait vu cette colère contre les institutions lors de manifestations comme les gilets jaunes ou les émeutes dans les banlieues. Mais ici, on est sur des niveaux très intenses. Et par rapport aux émeutes, on est sur quelque chose qui s’inscrit dans le temps. C’est une guerre d’usure. On est quand même à plus de 400 blessés dans nos rangs. Cela représent un gendarme mobile sur sept.

A Mayotte, il y a le même niveau de violence de l'adversaire. Mais il n'y a pas d'armes à feu. C’est la grosse différence avec la Nouvelle-Calédonie.

Colonel Cédric Aranda

 


Des zones ont aussi été piégées...

Oui, avec des plaques d'égoût qui avaient été retirées et des pieux à l'intérieur. Un gendarme a été gravement blessé. Sur la route, on a vu des fers à béton plantés dans le bitume pour crever nos pneus et nous freiner. Nous avons aussi eu droit à des attaques tous azimuts avec des formes d’embuscades. À Mayotte, j’étais le chef opérationnel de Wambushu [une opération destinée  à lutter contre la criminalité, l'immigration illégale et l'habitat insalubre dans l'archipel mahorais, ndlr]. Le niveau d’engagement était en deçà de celui de la Calédonie. Quant à la violence de l’adversaire, elle était identique à une exception près, c’est qu’à Mayotte, il n’y a pas d’arme à feu. C’est la grosse différence avec la Nouvelle-Calédonie.


Vous parlez d'insurrection et non d'émeutes en Nouvelle-Calédonie. Est-ce pour sa dimension politique ?

Non, je n’associe pas la terminologie à une dimension politique mais à une lecture tactique et opérationnelle. Par rapport au niveau d'intensité également. On ressent une volonté de "se payer du gendarme", si je peux la qualifier ainsi. Depuis le 13 mai, nous sommes passés de 7 à 27 escadrons de gendarmes mobiles en Calédonie, alors qu'en temps normal, on compte 21 escadrons déployés sur tout l'Outre-mer. Actuellement, on dénombre 1 900 mobiles en Calédonie sur les 12 000 que compte la France. C’est dire le niveau de priorité qui est accordé à la Nouvelle-Calédonie.


Beaucoup de Calédoniens craignent un regain de tensions le 24 septembre, date de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France et devenue symbolique pour les indépendantistes. Est-ce que vous vous y préparez ?

Oui, nous y accordons une attention toute particulière. On s'y prépare en travaillant sur différentes hypothèses et différents scénarios. Comme dans toutes les crises, nous avons tiré des enseignements qui permettent de développer nos modes d'action. En développant le contact avec les acteurs locaux, cela peut nous permettre de trouver des clés ou des grilles de lecture pour aller vers une désescalade et trouver la solution à apporter.