"Je sentais que le personnage pouvait être dangereux" : un Calédonien a côtoyé Charles Sobhraj, dit le "Serpent"

Charles Sobhraj, aujourd'hui âgé de 78 ans, est de retour en France. Selon son avocate, le Franco-Vietnamien va poursuivre judiciairement l'Etat du Népal, ainsi que Netflix et la BBC qui ont coproduit une série sur sa vie
Son récit est captivant. Un Calédonien a fréquenté Charles Sobhraj, surnommé le Serpent. Ce tueur en série qui a sévi en Asie dans les années 70 est soupçonné d'une vingtaine d'homicides. Emprisonné au Népal depuis 2003 pour le meurtre de deux touristes, il vient d'être libéré et transféré en France. Eric Aubry revient sur sa cohabitation avec le Serpent, l'homme qui a inspiré la série du même nom.

Éric Aubry vit en Nouvelle-Calédonie depuis 1978. Mais quelques années plus tôt, après une école de photographie, il a visité la Thaïlande où il a rencontré Charles Sobhraj. Il raconte à Nouvelle-Calédonie La 1ère.

NC La 1ère : Comment avez-vous fait la connaissance du Serpent ?

Éric Aubry : J’ai rencontré Charles Sobhraj à Bangkok en 1975, suite à quelques évènements malheureux : je me suis fait voler toutes mes affaires en arrivant là-bas et me suis retrouvé démuni. J’avais 20 ans, et un ami canadien m’a présenté un personnage qui avait pour habitude d’héberger les touristes dans une résidence appelée Kanit house.

Mon copain me dit : "Écoute, je vais te présenter à cette relation et il aura bien une place où tu pourras loger". C’était précieux pour moi car je n’avais plus un sou et je ne savais plus où dormir. Le personnage en question, c’était Charles Sobhraj, qui se faisait appeler à l’époque Alain Gauthier [un de ses peudonymes], et habitait avec une jeune femme canadienne qui s’appelait Monique Leclerc [de son nom de naissance Marie-Andrée Leclerc].

Voilà comment je me suis retrouvé dans cette résidence qui était une sorte de petit camping avec des lits de camp. Chacun dormait un peu où il le voulait et j’y suis resté deux mois et demi.

Quel lien avez-vous tissé avec Sobhraj ?

Je n’avais pas de lien particulier, si ce n’est que j’étais un voyageur comme tous les résidents de l’appartement. J’étais Français, et il parlait très bien notre langue, car il avait vécu en France. Une petite sympathie s’est installée, j’avais un bon contact avec lui, je n’ai jamais rien eu à lui reprocher : il a toujours été charmant et généreux. C’était lui qui payait tout à chaque fois. Il ne m’a pas non plus prêté d’argent, ça n’allait pas jusque là.

Je me doutais bien que c’était un personnage un peu atypique, ça se sentait. J’étais incapable de dire de quoi il vivait mais ça ne m’inquiétait pas plus que ça : je voyais en lui une sorte de petit trafiquant… Enfin pas de "petit" trafiquant, parce qu’il avait quand même une envergure qui laissait penser que c’était à un autre niveau. Mais je n'aurais jamais pensé une seconde que ça pouvait être un tueur ! Pour moi ça se situait au niveau du vol, de l’arnaque. 

Le personnage était plutôt sympathique à connaître, dans le sens où il était atypique, inhabituel, et quand on voyage c’est ce genre de personnage qu’on a envie de rencontrer.

Eric Aubry

Il ne vous a jamais menacé ?

Je n’ai pas le souvenir qu’il m’a menacé en quoi que ce soit, au contraire. Mais je sentais que le personnage pouvait être dangereux. Il était plus grand que moi, très mince, extrêmement souple, tout en muscles. Il avait les doigts tous cassés : il me disait que ça venait des bagarres, quand il était jeune. 

D’ailleurs beaucoup de ses victimes ont été tuées, le cou cassé. J’ai lu le rapport d’enquête et je n’étais pas surpris parce que le personnage était tout à fait capable de ça, on le ressentait physiquement quand on l’avait en face de soi.

Il m’intimidait physiquement. Mieux valait ne pas se battre avec lui, car j’imagine qu’il devait être d’une violence inouïe.

Eric Aubry

Avez-vous connu certaines de ses victimes ?

J’en ai connu directement et indirectement. En fait j’ai fait le lien après avoir découvert le pot aux roses. Je pense surtout à un couple de Hollandais, que je lui ai présenté en plus… Il y avait une Américaine qui avait laissé son sac à côté de mon lit. Et je trouvais bizarre que cette fille laisse son sac avec toutes ses affaires, et ne soit jamais là. On me disait qu’elle était partie. C’était l’esprit du voyage, ça ne choquait personne : ça venait, ça partait, c’était comme ça la vie dans l’appartement à Kanit house.

Une histoire intéressante : un jour, une hôtesse de l’air canadienne dormait à côté de moi sur un lit de camp. Le matin je la vois se préparer, s’habiller et s’apprêter à partir. Et elle me dit "Je ne sens pas du tout ce mec. Je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi… Hier il a voulu m’acheter une robe. Mais pour qui il se prend ! Il croit que je ne peux pas m’acheter une robe toute seule ?" Et moi, naïf, je lui réponds : "Tu es ingrate, c’est lui qui nous héberge et il nous nourrit pratiquement. Il ne mérite pas ça." Elle ajoute : "Écoute, moi je te dis ce que je ressens, je ne veux pas rester ici, je ne sens pas ce mec, je m'en vais."

Un an après quand j’ai su, j’ai repensé à cette fille parce que de tous ceux qui l’ont côtoyé, c’est la seule qui a eu le flair, qui l’a senti véritablement.

Eric Aubry

Vous avez su un an après l’avoir rencontré ?

Oui. Après Bangkok je suis parti aux Etats-Unis où je suis resté presque un an, et à mon retour en France j’ai découvert l’information dans un article de Paris Match. Le titre était : "La mort vous guette sur la route des Indes". Il y avait la photo de Sobhraj et de sa compagne en couverture, je m’en souviens très bien. Je me suis jeté sur l’article, et tout ce qui y était relaté, c’est ce que j’avais vécu.

Suite à ça j’envoie un mot au journaliste qui a écrit l’article. Je lui explique que j’ai très bien connu cet appartement, beaucoup des protagonistes et que je suis prêt à témoigner. Je n’ai reçu aucune réponse, j’ai continué ma vie et mon voyage. J’ai suivi sa trajectoire à travers d’autres événements, entre autres le fait qu’il se soit attaqué à un groupe d’ingénieurs français en Inde. Il a été condamné à 20 ans de prison. A l’issue de cette peine, il revient en France puis se rend au Népal et se fait arrêter car il est accusé de deux meurtres. Il se prend de la prison à vie et il est libéré maintenant.

Le personnage continue son périple de fou. Pourquoi le Népal l’a libéré ? Les raisons humanitaires qu’ils avancent sont-elles valables ? Je trouve cela douteux.

Eric Aubry

Qu'avez-vous ressenti à l'époque ?

J’ai été complètement éberlué par l’importance et la gravité des faits. J’ai envie de dire que c’était trop énorme pour moi, je ne savais pas comment réagir. Beaucoup des personnes mortes qui étaient listées dans cet article je les avais connues ou fréquentées dans le cadre de cette résidence.

Quelle image vous gardez de cette époque de votre vie ?

Ce n’est pas une période géniale dont j’ai envie de parler. Je le fais exceptionnellement. C’était le voyage, c’était l’aventure, c’était une autre époque aussi.

En 1975, il a été arrêté par la police thaïlandaise qui l’a relâché très rapidement parce qu’elle a été soudoyée. En octobre le contexte politique était terrible là-bas : le Viêt Minh était rentré à Saïgon en avril, les Pathet Lao étaient aux portes de Vientiane, les Khmers venaient d’arriver à Phnom Penh et il y avait une psychose du communisme dans la ville, qui faisait que la police avait d’autres chats à fouetter que de s’intéresser à des petits délinquants comme lui. Elle faisait plutôt la chasse aux étudiants communistes. Sobhraj pendant ces événements était très à l’aise, lui, il faisait ses affaires et il savait très bien que si la police l’arrêtait elle avait mieux à faire.

Est-ce que cette rencontre a changé quelque chose dans votre vie ?

C’est une question que l’on me pose régulièrement. Je crois que fondamentalement quelque chose a changé en moi, mais je ne saurais pas le définir. Ma fille me demande : "Qu’est ce que tu diras à ton petit-fils quand il voudra partir en voyage, pour le protéger à partir de cette expérience ?" Je ne sais pas. C’est tellement exceptionnel, qu’on ne peut pas faire des généralités.

En fait, la peur est arrivée après, quand je me suis rendu compte de l’importance de ces actes et du fait que j’aurais pu y passer.

Eric Aubry

Qu’est ce qui a fait que vous avez échappé aux griffes de Charles Sobhraj ?

Je pense qu’un des éléments importants, ça a été ma naïveté. Je ne voyais le mal nulle part, j’étais ouvert à la vie, j’avais 20 ans, je découvrais tout. Donc j’étais à des années lumières de penser à ce qu’il faisait. J’avançais libre, avec une naïveté incroyable quand j’y repense aujourd’hui. Je suis persuadé que c’est ça qui m’a protégé, qui m’a sauvé.