L'entrée des Kanak dans le corps électoral calédonien

A l’heure des grandes révisions des corps électoraux calédoniens, un petit retour sur l’histoire civique du pays est riche d’enseignements. Il a fallu 104 ans, après la prise de possession par la France en 1853, pour que les Kanak puissent enfin tous voter !
6 octobre 1957, 18694 électeurs « autochtones » sont appelés aux urnes pour des élections territoriales ! Onze ans après l’acquisition officielle de leur citoyenneté, les électeurs indigènes peuvent enfin « tous » voter…. Car jusqu’en 1946, les Mélanésiens de Calédonie avaient le statut de « sujets » français. Ils étaient soumis au régime de l’Indigénat (instauré en juillet 1887). Devenus citoyens français, les Kanak ne sont donc plus soumis à résidence, n’ont plus de permis de circuler, ni de travail ou prestations obligatoires…


Le chantier de l’Etat Civil Kanak

Mais cette égalité civique a des conséquences pratiques. Difficile de recenser les nouveaux électeurs car l’Etat civil « indigène » n’existe pas. Seules les missions catholiques et protestantes ont tenu des registres de filiations et de naissances. Le chantier de l’Etat Civil va s’avérer particulièrement ardu… La transcription de milliers de patronymes autochtones et l’inscription de milliers de femmes et d’hommes « indigènes » va prendre plusieurs années. En 1946, ils ne sont que 267 votants (essentiellement des coutumiers et des anciens combattants) face à moins de 10 000 Européens, cinq ans plus tard, on compte 8930 électeurs autochtones pour 10831 électeurs européens ou assimilés. 45,2% du corps électoral calédonien contre 54,8% ! En 1956, dix ans après l’acquisition de la citoyenneté française, les « Autochtones » sont aussi nombreux que les Européens (cf tableau).

Tableau de l'évolution du Corps Électoral Calédonien de 1951 à 1962

Evolution comparée des corps électoraux par Pierre-Christophe Pantz



Collège Unique ou double collège

Les élections législatives du 1er juillet 1951 voient la victoire de Maurice Lenormand. Un mois plus tôt, le quotidien La France Australe annonçait que « Pour la première fois, un nombre important d’électeurs indigènes prendra part à la consultation électorale ». Le poids électoral des mélanésiens mais aussi la dispersion des voix européennes ont facilité l’élection de celui que les conservateurs vont qualifier de « député des canaques ».
C’est à cette époque qu’une polémique voit le jour sur la délicate question des circonscriptions électorales… Deux conceptions vont s’affronter, d’un côté les partisans d’un collège unique (mixant européens et mélanésiens), de l’autre, les soutiens d’un double collège (circonscriptions kanak d’un côté, européennes de l’autre). Les conservateurs inclinent pour une séparation ethnique tandis que les Associations Indigènes, les Missions Catholiques et Protestantes sont favorables au collège unique. Les élus conservateurs (le Sénateur Henri Lafleur, l’ancien Député Roger Gervolino, henri Bonneaud, président du Conseil général, l’avocat Georges Chatenay ou notamment le président des anciens combattants de 14-18 Jim Daly) proposent une ségrégation ethnique sans doute par crainte de se voir ravir leurs sièges au Conseil Général.



L’Accord de Nouméa…en 1952

Le 11 septembre 1952, débarque une mission parlementaire métropolitaine chargée de trancher cette question du ou des collèges électoraux. Les députés Brusset, Laforest et Bettencourt ont une semaine pour faire converger les opinions. « Le résultat des élections législatives montrait nettement que la collectivité européenne avait été écrasée dans l’élection par la masse électorale autochtone… La France en étendant brutalement le droit de vote à une masse autochtone insuffisamment évoluée…a simplement enlevé à la collectivité européenne la représentation qu’elle avait pour la donner à la collectivité autochtone » déclare Jim Daly aux missionnaires métropolitains. Mais le Comité du double collège va finir par infléchir sa position et accepter de transiger. Cinq circonscriptions vont voir le jour : quatre avec un collège unique et une « double collège » sur la côte est (une indigène et une européenne). Le 18 septembre 1952 : l’Accord de Nouméa est signé en présence des députés métropolitains qui reprennent l’avion en direction de Paris !

Un suffrage vraiment universel

Ce nouveau découpage va véritablement rimer avec l’entrée des kanak en politique. En février 1953, le Mouvement D’Union Calédonienne qui remporte les élections avec 15 élus sur 25, place 9 conseillers kanak au sein de l’Assemblée territoriale. Avec sa devise « Deux couleurs un seul peuple », l’UC n’est pas dans la revendication autochtone mais plutôt dans l’amélioration des conditions de vie en tribus et dans les grandes conquêtes sociales (Cafat, FSH…) qui bénéficient à toutes les communautés.
En parallèle, le recensement et l’inscription des électeurs autochtones se poursuivent ! Mais il faudra attendre les élections territoriales du 6 octobre 1957 pour que les 18694 femmes et hommes kanak puissent participer à ce vote. A l’époque, ils représentent 57,8% du corps électoral calédonien et seront majoritaires (par rapport aux européens) jusqu’au milieu des années soixante. Ce n’est qu’après le boom du nickel (début des années soixante dix) que les kanak seront à nouveau minoritaires dans la masse des électeurs calédoniens !


Le reportage d'Antoine Letenneur



Remerciements à Olivier Houdan "source" de ce reportage et à Pierre-Christophe Pantz pour sa participation.