"Je pense qu'il y a un risque réel et imminent" que l'extraction commence, malgré "les risques environnementaux importants et les lacunes dans les connaissances", assure à l'AFP Emma Wilson, du groupement d'ONG Deep Sea Conservation Coalition.
Et le traité pour protéger la haute mer, même s'il est adopté lors des négociations qui ont commencé, risque de ne pas changer la donne: il n'entrera pas en vigueur tout de suite et il devra composer avec l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).
Tout reste possible
En vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, cet organisme basé en Jamaïque et ses 167 Etats membres ont la main sur ce "patrimoine commun de l'humanité": le plancher océanique hors eaux territoriales des Etats et les ressources qu'il recèle.
Avec un double mandat jugé irréconciliable pour les ONG: protéger l'environnement profond et y organiser les activités liées aux minerais convoités par les industriels.
Pour l'instant, les contrats accordés à une trentaine de centres de recherche et d'entreprise ne concernent que l'exploration de zones délimitées.
L'exploitation n'est pas censée commencer avant l'adoption d'un code minier en discussion depuis près de dix ans.
Pavé dans la mare
Mais Nauru, petit Etat insulaire du Pacifique lassé d'attendre un accord, a lancé un pavé dans la mare en déclenchant en juin 2021 une clause permettant de réclamer l'adoption de ces règles d'ici à deux ans.
A l'expiration de cette période, le gouvernement pourra solliciter un contrat d'exploitation pour Nori (Nauru Ocean Resources), filiale du canadien The Metals Company qu'il sponsorise, expliquent des observateurs, s'inquiétant d'un certain flou dans ce processus inédit.
Mettant en avant sa "bonne foi", le gouvernement de Nauru a promis de ne rien faire avant l'assemblée de l'AIFM de juillet, espérant y voir l'adoption du code minier.
"Tout ce que nous demandons, ce sont des acteurs responsables pour mener cette activité, avec des règles", explique à l'AFP Margo Deiye, ambassadrice de Nauru auprès de l'Autorité.
Mais il est "très improbable" que le code soit terminé pour juillet, juge Pradeep Singh, expert en droit de la mer au Research Institute for Sustainability de Potsdam, en Allemagne.
Il y "trop de sujets sur la liste", certains très contentieux comme la part des bénéfices de l'extraction reversée à l'AIFM puis son partage entre les Etats membres, ou les modalités d'évaluation des impacts environnementaux, explique-t-il à l'AFP.
Ainsi le premier contrat d'exploitation pourrait être accordé à Nori, sans code minier, craignent des ONG, dénonçant des procédures "obscures" et une posture "pro-extraction" du secrétariat de l'AIFM.
Accusations "sans fondement", répond à l'AFP son secrétaire général Michael Lodge, qui souligne qu'il revient au conseil de l'organisation (composé de 36 Etats membres) d'octroyer les contrats, non au secrétariat.
"C'est la seule nouvelle industrie totalement régulée avant de commencer" et "s'il n'y a pas d'extraction minière sous-marine aujourd'hui, nulle part dans le monde, c'est grâce à l'existence de l'AIFM", martèle-t-il.
The Metals Company se prépare au cas où
"Nous visons un début de la production d'ici la fin 2024", indique à l'AFP son PDG Gerard Barron. Avec 1,3 million de tonnes par an au début, puis environ 12 millions d'ici 2028, précise-t-il, décrivant une "collecte" aux impacts "les plus légers", comparés à l'extraction terrestre.
Il s'agit ici de tonnes de nodules polymétalliques, petites concrétions riches en minéraux (manganèse, nickel, cobalt, cuivre) déposées sur la plaine océanique au fil des siècles.
Notamment dans la zone de fracture de Clipperton au milieu du Pacifique où Nori a conduit fin 2022 un test grandeur nature "historique", à 4km de profondeur.
Mais, "on ne parle pas juste de ramasser des nodules sur le fond, il s'agit d'aspirer les sédiments, parfois sur plusieurs mètres de profondeur", accuse Jessica Battle, de WWF. "Ouvrir une nouvelle frontière de l'extraction dans un lieu qu'on connait si peu, avec si peu de règles, serait un désastre", dit-elle à l'AFP.
ONG et scientifiques pointent du doigt la destruction directe d'habitats et d'espèces peut-être encore inconnues mais potentiellement majeures pour la chaine alimentaire, le risque de perturber la capacité de l'océan à absorber le carbone émis par les activités humaines, les "panaches" de sédiments recrachés dans la colonne d'eau ou le bruit affectant la capacité de communiquer d'espèces comme les baleines.
Appel à un moratoire
"L'océan profond est la partie la moins connue des océans, alors certains changements pourraient se produire sans qu'on s'en rende compte", s'inquiète Lisa Levin, de l'institut océanographique Scripps.
Et "si The Metals Company commence, ils ne seront pas les seuls", prédit la biologiste marine, qui a signé l'appel à un moratoire. Sociétés chinoises, japonaises et coréennes sont aussi sur les rangs.
Avec son slogan "une batterie dans un caillou", The Metals Company met en effet en avant le besoin en métaux pour les batteries des voitures électriques.
Un argument climatique repris par le gouvernement de Nauru, qui ne cache pas non plus l'intérêt économique d'une île en première ligne des impacts du réchauffement, "fatiguée d'attendre" l'argent promis par les pays riches pour son développement.
Michael Lodge, Secrétaire général de l’Autorité internationale des fonds marins (ONU) appelle lui à prendre du "recul". Sur les 54% des fonds marins sous la juridiction de l'AIFM, "moins d'un demi pour cent est exploré, et il est probable que moins d'1% de ce demi pour cent soit un jour exploité".