Les tout petits Calédoniens très (trop) exposés aux écrans : comment parents et professionnels se mobilisent

Tania, huit ans, avec ses soeurs et sa mère devant la télé.
A cinq ans et demi, les enfants passent en moyenne une heure trente-quatre par jour devant des écrans. C’est déjà cinquante-six minutes quotidiennes à deux ans… Des données publiées par Santé publique France après une étude menée récemment dans l’Hexagone. Si l’Outre-mer n’a pas été consulté, les professionnels de la petite enfance sont formels : la situation est comparable en Nouvelle-Calédonie. Avec des conséquences parfois importantes sur le développement de l’enfant.

"Les appareils électroniques dotés d’un écran sont devenus omniprésents dans nos sociétés, que ce soit dans les foyers, les bureaux ou les poches de tout un chacun." C’est par ce constat que débute l’étude de Santé publique France. Des écrans dans tous les coins, des écrans de toutes tailles et des écrans que les enfants prennent en main de plus en plus tôt. Or, "des effets délétères de l’usage d’écran dans l’enfance et la petite enfance ont été mis en évidence dans la littérature, ajoute l’étude, un risque accru de surpoids et d’obésité, et de difficultés dans le développement du langage et du développement cognitif"

La télévision comme "solution"

En Nouvelle-Calédonie, Marie-Line Vakuamua a expérimenté ces conséquences d’une surexposition précoce avec la deuxième de ses trois filles. Tania a deux ans lorsque sa grand-mère, qui s’occupait d’elle chaque jour, décède. Un choc pour la petite fille qui développe des troubles du comportement. "C’était des crises à répétition, pas de langage, des comportements violents, elle se mettait en danger… Alors on l’installait devant la télé pour avoir la paix... parce qu’on n’arrivait plus à gérer..."

Affiche de lutte contre les écrans.

Une surexposition précoce

La télévision et les écrans comme une solution, une échappatoire, mais surtout de terribles faux-amis… Le Dr Delphine Molina, pédopsychiatre au centre médico-psychologique (CMP) de Koutio, en constate très régulièrement les effets. "On n’a pas de donnée actuellement pour la Nouvelle-Calédonie mais l’étude faite en Métropole montre que ce temps d’écran a augmenté, qu’il est supérieur aux recommandations de l’OMS [Organisation mondiale de la santé] qui est plutôt de zéro écran avant deux ans et qui est en réalité d’une heure moyenne par jour à deux ans."

La réalité est même vraisemblablement supérieure, ajoute la spécialiste, l’étude se basant sur des données déclarées par les parents et non sur des temps d’écran observés ou enregistrés. "Et ici, on pense que c’est comparable." 

On rencontre des enfants surexposés de manière très précoce aux écrans sur des durées très importantes dans la journée et on repère des effets secondaires qui, eux sont connus.

Dr Molina, pédopsychiatre au CMP de Koutio

Accompagner sur la durée

Chez Tania, télévision et téléphone contribuent à bloquer plus encore son développement : à trois ans, lorsqu’elle fait son entrée en maternelle, la petite fille crie et pleure mais ne parle toujours pas. "Grâce à l’école, on a pu mettre en place une équipe éducative, raconte la maman, un orthophoniste, le suivi au CMP de Koutio et une AVS ["auxiliaire de vie sociale"] pour aider Tania en classe." Et cinq ans plus tard, tout a changé !

Tania, huit ans, a désormais un rapport sain aux écrans.

Tania a désormais huit ans, et tout d’une petite fille comme les autres. Elle parle, elle lit et travaille très bien à l’école. Le suivi orthophonique a pris fin voilà quelques semaines seulement, quand le rendez-vous au CMP est encore hebdomadaire mais devrait, lui aussi, s’achever bientôt. "Tania est arrivée avec de gros troubles du langage, décrit le Dr Molina, les écrans étaient venus renforcer ses difficultés. Aujourd’hui, elle finit au CMP sur un petit groupe, pour renforcer toutes ses compétences relationnelles." La fin d'un processus qui aura duré cinq ans, mais qui permet à la pédopsychiatre de rappeler que "tout se rattrape !"

Plasticité du cerveau

Une bonne nouvelle pour les familles concernées par ces surexpositions et par leurs conséquences. "La plasticité du cerveau veut qu’énormément de troubles sont rattrapables", décrit le médecin.

Il y a une notion de réversibilité dans les symptômes liés aux écrans observés chez ces enfants : les troubles du langage se rattrapent, et les perturbations comportementales se rattrapent aussi. 

Dr Molina, pédopsychiatre au CMP de Koutio

Au fil des ans, toute la famille de Tania a changé ses habitudes, accompagnant ainsi les efforts de la petite fille. Désormais, la télé est éteinte la majeure partie du temps. Et quand Marie-Line l’allume, loin du petit dernier de dix mois -elle aimerait le préserver des écrans aussi longtemps que possible -, c’est pour un temps limité et partagé en famille, devant un programme choisi pour les enfants.

De zéro à deux ans

Avant même l’entrée à l’école, les enfants peuvent donc se trouver surexposés aux écrans. Sans penser à mal, un téléphone ou une tablette occupera le bambin pendant les courses, ou au restaurant. Et les effets, visibles sur les enfants de zéro à deux ans, doivent être détectés le plus tôt possible. Les crèches, dont le cœur de métier est bien de prendre soin des tout petits, ont un œil aiguisé pour détecter les bébés déjà "contaminés".

Des tout petits dans une crèche, en Nouvelle-Calédonie.

"Le personnel en crèche est aujourd’hui capable de détecter un souci, d’alerter quand on soupçonne quelque chose, explique Claudia Jeandot, présidente de l’Union des professionnels de la petite enfance, qui réunit 52 des 56 crèches agréées du territoire. Un enfant qui n’est pas du tout intéressé par ce qu’on lui propose, un bébé qui manque de curiosité, de tonicité, un enfant absent au niveau du regard… On va alerter et échanger avec les parents, sachant que cela peut venir des écrans, mais que cela peut aussi être autre chose."

Pas d’écran : c’est réglementaire !

Pour faire des crèches des espaces exempts de ce type de risque, Claudia Jeandot a milité pour inscrire l’interdiction des écrans dans la loi. Et c’est chose faite depuis le 1er janvier 2020 : "aucune exposition à des médias ne doit être réalisée dans l’établissement", exige la délibération n° 136/CP du 4 avril 2019 relative à la réglementation des établissements d’accueil petite enfance et périscolaire. Et par "média", le texte entend "les écrans, mais aussi les émissions de radio au langage parfois fleuri", précise Claudia Jeandot.

Parents et grands-parents

Les établissements d'accueil des enfants avant l'entrée en maternelle se veulent ainsi moteurs dans la protection des plus jeunes, face à l’omniprésence des écrans dans nos quotidiens. Reste à les préserver dans le giron familial, les adultes étant eux aussi de grands consommateurs d’écran. "Les personnes à sensibiliser sont celles qui sont dans l’entourage proche des enfants, conclut le Dr Molina. En premier lieu les parents, et dans le milieu familial plus élargi, les grands-parents, souvent en première ligne pour garder les tout petits, et beaucoup plus en difficulté pour dire non pour limiter les écrans et pour gérer les frustrations de leurs petits-enfants." 

Les balises 3-6-9-12 du Dr Tisseron pour protéger les enfants des écrans.

Si les troubles créés par une surexposition aux écrans, pris suffisamment tôt, sont rattrapables, les recommandations sont claires pour les enfants les plus jeunes : rien avant deux ans pour l'OMS, et même plutôt trois ans en France, "sous l’impulsion des balises '3-6-9-12' proposées en 2008 par le Dr Serge Tisseron, puis de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, ex-CSA)", rappelle l'étude. Des repères rappelés sous forme d'affiches dans nombre de cabinets médicaux en Calédonie, et des informations disponibles également sur le site de la DPASS