Coquillages, plumes, pagnes, dents de cachalot… les Océaniens ont toujours été très créatifs en matière de monnaies d’échange, mais aucun peuple n’a été plus audacieux que celui de Yap.
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Pendant des siècles, ces Micronésiens sont partis creuser des meules de pierre dans les carrières de calcaire des Palau. Les plus grosses atteignent 7 tonnes.
Qu'est-ce qui a bien pu pousser des marins à tailler des monolithes de calcaire, et à les remorquer sur plus de 450 km en haute-mer, pour s'en servir comme monnaie d'échange? C'est le sujet de ce premier volet consacré à la monnaie de Yap.
Nous verrons ensuite pourquoi l’exemple de cette « monnaie de pierre » figure dans tous les bons manuels d’économie ; et à quel point l'épopée des chercheurs de pierre fascine le monde - beaucoup de musées dans le monde en possèdent un exemplaire; et plusieurs sites de production et d’exposition de ces monolithes sont en bonne voie de labellisation par l’UNESCO.
Une “monnaie” tombée de la lune
À 2000 km à l’est des Philippines, et 400 km au nord-est des Palau, les quatre îles de l’état de Yap se dressent au-dessus du Pacifique, montées sur des roches magmatiques. Gagil-Tamil, Yap, Maap et Rumung sont étroitement reliées entre elles par un récif corallien. À Yap, le calcaire n’existe pas.
Personne ne sait quand les Yapais se sont mis à tailler des monolithes pour faciliter leurs échanges. « On ne sait pas à quel siècle les premiers monolithes ont été taillés, on ne peut pas dater la pierre au carbone 14 », souligne l’archéologue australienne Anita Smith. Selon la tradition orale, un navigateur hardi yapais, qui se rendait souvent dans les îles rocheuses de l’archipel des Palau, fut intrigué par leurs falaises de calcaires.
« Le navigateur yapais demanda à ses hommes de tailler un poisson (certains récits affirment qu’il s’agissait d’une baleine, qui se dit "rai” en yapais, NDLR), raconte l’archéologue américain Scott Fitzpatrick, de l’université de l’Oregon. Et puis je ne sais pas s’il ne l’a pas trouvé ressemblant, ou s’il s’est dit que le poisson sculpté serait difficile à transporter, mais en tous les cas, il a levé les yeux au ciel. C’était jour de pleine lune, et la couleur blanchâtre de la lune lui a rappelé le calcaire des Palau, avec ses cristaux bien brillants. L’explorateur a donc fait tailler un disque dans la falaise, sur le modèle de la lune. Et puis il a fait creuser un trou au milieu du disque pour pouvoir le transporter plus facilement, en glissant un tronc au travers. »
Puis l’équipage mit le cap sur Yap, située à plus de 450 km des îles rocheuses palauanes. La meule de calcaire fit sensation. Les habitants de Yap, totalement fascinés par cette roche inconnue sur leur île, en voulurent plus. Progressivement, de plus en plus de chefs de villages envoyèrent leurs hommes tailler de la monnaie de pierre dans les îles rocheuses des Palau.
Les Palauans, eux, disposant de calcaire en abondance, ne prêtaient aucune attention particulière à ce matériau. Mais pour obtenir le droit de creuser les falaises, les Yapais ont probablement quand même du payer leur écot, des perles en verre, qui étaient une forme de monnaie traditionnelle en cours dans les Palau. « Bien sûr, personne n’a jamais produit de verre dans le Pacifique, précise Scott Fitzpatrick, mais les habitants des atolls de Yap étant de très bons navigateurs, ils avaient probablement atteint les Philippines et découvert le verre là-bas, avant même que les explorateurs européens n’arrivent dans la région.»
Une monnaie de poids: les plus gros monolithes pèsent autant que 2 petites voitures
L’histoire a la saveur d’un conte de fée, mais beaucoup de Yapais ont payé de leur vie le prix de cette monnaie. Il reste environ 13 000 pierres rai sur Yap aujourd’hui. La plupart font entre 80 cm et 1,50 m de diamètre, mais il y a des lilliputiennes de 30 cm, et des géantes de 3.50 mètres de diamètre. « Les plus grosses pèsent entre 5 et 7 tonnes, soit le poids de deux petites voitures, s’émerveille Scott Fitzpatrick. Et les Yapais devaient les porter de la carrière à la mer, puis les placer sur des radeaux qui étaient alors remorqués par pirogue jusqu’à Yap », soit 400 kilomètres d’un trajet fort périlleux, en haute mer. « C’est une entreprise très difficile. Voilà pourquoi la valeur du monolithe augmentait si beaucoup de gens étaient tués pour procurer cette monnaie de pierre aux Yapais. » Certes, mais le fait que personne n’ait été blessé dans l’opération accroissait aussi la valeur d’une pierre rai: « A Yap, poursuit Scott Fitzpatrick, il y a un monolithe très précieux qui a été baptisé “Sans larmes” parce qu’aucun carrier (personne qui extrait des pierres d’une carrière, NDLR), ni marin, n’a été blessé ni tué. »
L’image pourrait faire rêver, mais les Yapais n’allaient pas faire leurs emplettes au marché en poussant devant eux leurs monolithes géants. Il ne s’agit bien sûr pas d’une monnaie au sens occidental du terme mais d’un système d’échange traditionnel, d’abord parce que les pierres n’étaient pas divisibles, coupées en morceaux elles n’auraient plus eu aucune valeur. Les chefs et les villages commencèrent à s’échanger des monolithes pour différentes transactions coutumières: l’apport d’une dot, un cadeau de naissance, l’adoption d’un enfant, une offrande pour rétablir la paix entre deux villages, ou même, souligne Scott Fitzpatrick, «quand un guerrier était tué dans un autre village, son clan pouvait offrir un monolithe aux villageois comme une sorte de rançon, pour récupérer le corps et lui donner une vraie sépulture ».
Il y a de quoi y perdre son latin. Ce n’est donc ni la taille, ni la masse de la pierre, qui déterminaient sa valeur, ni réellement le nombre de victimes. En réalité, c’est la « personnalité » de chaque pierre, l’histoire de son extraction et de son transport, qui lui donne de la valeur. « Il y a eu une époque pendant laquelle chaque pierre avait son pédigrée, sa généalogie, explique Scott Fitzpatrick. Les Yapais savaient qui l’avait taillée, qui l’avait ramenée des Palau, s’il y avait des circonstances particulières qui pouvaient lui conférer plus de valeur, donc la tradition orale qui entoure chaque pierre de monnaie était extrêmement importante pour déterminer sa valeur. »
Une monnaie qui n’en n’est pas une: à quoi servent les monolithes
L’image pourrait faire rêver, mais les Yapais n’allaient pas faire leurs emplettes au marché en poussant devant eux leurs monolithes géants. Il ne s’agit bien sûr pas d’une monnaie au sens occidental du terme mais d’un système d’échange traditionnel, d’abord parce que les pierres n’étaient pas divisibles, coupées en morceaux elles n’auraient plus eu aucune valeur. Les chefs et les villages commencèrent à s’échanger des monolithes pour différentes transactions coutumières: l’apport d’une dot, un cadeau de naissance, l’adoption d’un enfant, une offrande pour rétablir la paix entre deux villages, ou même, souligne Scott Fitzpatrick, «quand un guerrier était tué dans un autre village, son clan pouvait offrir un monolithe aux villageois comme une sorte de rançon, pour récupérer le corps et lui donner une vraie sépulture ».