"La première chose que j’ai construite, c’est un radeau pour traverser la rivière avec les oncles maternels. Puis c’est pendant les vacances en allant à l’île des Pins, que je suis monté sur les pirogues des papas. Ils m’ont dit ‘tiens, attrape le gouvernail, serre la voile’… Ça m’a donné envie de faire comme eux ! " Si son nom rappelle l’origine paternelle du côté de Vao à Kwényï, Aïlé a passé son enfance dans la tribu de sa mère, Néouta à Ponérihouen. À seulement 31 ans, le voici déjà doté d’"un panier" rempli de multiples héritages, qui mûrissent en autant de promesses.
C’est dans le quartier de Rivière-Salée à Nouméa que le jeune homme prolongera son ouverture aux différentes cultures… En 2016, il participe à Guam au Festival des Arts du Pacifique avec le célèbre crew de hip-hop Resurrection. Pour sa génération, la breakdance offre la perspective de réinscrire son patrimoine culturel dans un style urbain contemporain. Là-bas, Aïlé assiste pour la première fois à l’arrivée spectaculaire de grandes pirogues en provenance d’îles plus ou moins proches. Le b-boy en profite pour échanger avec un des piroguiers parvenus sur la terre ferme. "Ce que eux avaient en plus dans leur panier, c’est qu’ils pouvaient aller derrière le récif et faire de longues distances… Puis, il a commencé à me parler de se déplacer avec les étoiles… J’étais scotché ! Ce jour-là m’a marqué."
Une passion portée jusque dans l'hexagone
Ce déclic incitera Aïlé à retisser des liens avec les peuples voisins du grand Pacifique – ainsi, lorsqu’en 2018 il côtoie des équipages maoris lors d’un séjour de trois mois à Auckland pour se former à la navigation traditionnelle ; ou qu’il embarque à bord de grandes pirogues parmi des équipages ni-vanuatu ou micronésiens… Il se souvient des premières traversées : "Psychologiquement, c’est quand même rude. C’est une rigueur, beaucoup d’abnégation. Tu es sur un espace restreint avec des personnalités différentes… Il n’y a pas de marche arrière possible : quand tu es à onze jours de mer des côtes, tu ne vas pas dire ‘je retourne à la maison !’ C’est quelque chose à vivre, parce qu’après être revenu de là, tu vois la vie sur terre autrement."
Aïlé s’inscrit dans la dynamique du Kenu Waan Project, portée depuis les débuts par des passionnés. L’association œuvre, en plus d’opérations régulières de diffusion des savoirs, à l’acquisition pour notre archipel d’une grande pirogue double. Défenseur d’une "culture en mouvement", Aïlé se prête aussi au rôle d’ambassadeur du Caillou – jusqu’aux rives de la Seine à Paris en mai dernier, où, avec Tehani Omar du Rex, il a passé les oraux parmi 62 finalistes de l’appel à projets "la France s’engage".
L’occasion de plaider la cause devant un jury exigeant – à la tête de la Fondation, l’ancien président de la République François Hollande. "C’est intéressant parce que tu parles à un public qui n’est pas initié… [...] Il faut reprendre les différentes grilles de lecture qu’on a, parfois l’étymologie des mots… [...] À la fin de ma présentation, une femme a dit : ‘c’est incroyable de savoir que vous traduisez la vie comme ça dans un coin de l’Univers… c’est magique !’"
Exhumer les fondamentaux des savoirs culturels issus des pays kanak, tout en s’ouvrant au reste du monde : une démarche naturelle pour Aïlé et ses pairs. "On se permet de se recréer, de reformuler, tout en respectant les valeurs, les concepts qu’on retrouve dans le profond de la culture kanak. Ce qui nous tient le plus à cœur, c’est de donner du sens."