Pour Wenic Bearune, comédien et metteur en scène de 53 ans, la scène était loin d’être une vocation. “Quand j’ai découvert le théâtre au collège, c’était quelque chose d’étranger, pour moi c’était pour les blancs.” Alors quand Pierre Gope, originaire de la même tribu que lui, lui propose aussi de jouer, il hésite. "Je lui ai d’abord dit non mais là, il nous a dit qu’on allait faire du théâtre à notre façon, avec notre histoire, à commencer par celle de la tribu, alors j’ai accepté." Wenic Bearune commence par danser puis chanter avant d’accepter un premier petit rôle. "Mais on a demandé à Pierre Gope d’écrire en Nengone avant de le faire en français, pour qu’on comprenne bien et là, je n’ai plus hésité."
Le comédien en herbe découvre alors dans le théâtre une forme de "thérapie", après avoir abandonné ses études à Nouméa à cause de la violence des affrontements urbains du milieu des années 80. "J’avais quitté la tribu pour aller étudier en ville, au lycée Do Kamo. J’étais là-bas au moment des Événements. J’ai vécu des choses très difficiles entre les Kanak et les blancs. Je n’ai pas accepté, je ne supportais pas. J’ai voulu rentrer chez moi car je sentais que la haine entre les hommes est contagieuse. En ville, j’étais noyé par cette haine."
De Pénélo au festival d’Avignon
De retour dans son île natale, c’est donc en jouant au sein de la troupe Cebue (qui signifie "mémoire" en Nengone) et avec le groupe de musique Nodeak que le jeune artiste, alors âgé d’une vingtaine d’années, retrouve peu à peu une paix intérieure. "Quand le chant et la danse résonnent en moi, j’oublie ces histoires. Je suis dans un cocon où il y a une liberté totale, s’enthousiasme Wenic Bearune qui se permet alors d’explorer tout un pan de sa personnalité et trouve sa place dans la société. Le théâtre m’a donné la liberté de parler, d’avoir un point de vue et une vision du monde. Il a permis de me situer au sein de la tribu et au sein du pays."
Pendant une dizaine d’années, il multiplie les projets et les représentations théâtrales et musicales. Jusqu’à jouer, en 2003, la pièce "Les dieux sont borgnes" au prestigieux festival off d’Avignon. Plus qu’une expérience, c’est une révélation pour l’artiste de Nengone qui, à 33 ans, se sent prêt à parfaire son art en Métropole. "J’avais envie de me former depuis longtemps mais je ne savais pas comment, là en jouant à Avignon, en allant chercher le public pour chaque représentation, j’ai su que je devais réagir et le faire." Il joue encore six mois "Les dieux sont borgnes" à La Réunion avant d’arrêter la pièce, submergé par l’envie d’aller plus loin. Il rédige alors plusieurs dossiers de candidatures pour intégrer des écoles de théâtre.
En 2005, il est accepté dans les écoles internationales Jacques Lecoq puis Claude Matthieu, à Paris. La première formation lui fait découvrir le travail du corps comme comédien. La seconde lui fait travailler le répertoire et la langue française. "Ça n’a pas été facile de me retrouver face à des alexandrins alors que j’avais quitté l’école jeune, raconte Wenic Bearune, cela m’a pris des mois pour comprendre comment m’amuser avec un texte classique." A Paris, passionné par ses formations, le comédien n’a de cesse de créer des passerelles entre cette culture du théâtre classique et la culture orale de Nengone. Une manière, là-encore, de gagner en sérénité et de chasser de vieux démons. “En arrivant à Paris j’avais encore une haine intérieure pour les blancs, cachée, sauf que là je me sentais bien et j’ai pu partager ces choses qui me hantaient avec mes amis là-bas et sortir tout ça.”
“Si je ne crée pas, je deviens malade”
Après près de dix ans en Métropole, le comédien revient finalement sur le Caillou à une période charnière : les affrontements de Maré qui firent quatre morts en 2011. “C’est comme si je revivais les Événements de la fin des années 80, sauf que cette fois-ci, j’étais prêt. J’ai alors créé sur l’île un festival des arts scolaires, pour que la paix revienne grâce à la jeunesse.” A cette occasion, la pièce de Shakespeare "Le songe d’une nuit d’été", traduite en Nengone par la linguiste Suzie Bearune, est travaillé par Wenic Bearune avec les élèves des trois collèges de Maré, pour “renouer les liens”.
C’est d’ailleurs auprès des enfants que le quinquagénaire a toujours à cœur de transmettre sa passion. “La paix revient tout doucement, c’est un travail de longue haleine. Et j’aime travailler avec les jeunes pour leur transmettre de l’amour, de la joie de vivre et non plus de la haine", martèle l’artiste qui se qualifie volontiers de “révolutionnaire artistique et culturel”. Aujourd’hui son nouveau projet est de créer une école calédonienne d’art itinérante, dont le siège serait basé à Nengone. "Car si je ne crée pas, je deviens malade, conclut Wenic Bearune, et si je ne fais pas de théâtre je ne suis pas bien alors l’objectif c’est de partager cette passion avec les autres, notamment les jeunes, et d’œuvrer pour le pays.”