PORTRAIT. Découvrez le destin peu commun de Samuel "Sammy" Ihage, témoin engagé de l'Histoire

Chef de clan à Lifou et très actif au sein du Sénat coutumier, Samuel Ihage, 64 ans, n'hésite pas à partager son histoire, alors qu'il était gendarme en poste lors de la prise d’otages à Ouvéa, en 1988.
Deuxième vice-président du sénat coutumier, agriculteur et chef de clan à Luecila (Lifou), Samuel Ihage, dit Sammy, a aussi été gendarme durant 20 ans. Il était en poste lors de la prise d’otages à Ouvéa, en 1988. Des moments "innommables", dont les cauchemars s’estompent peu à peu, mais dont les souvenirs ne s’effaceront jamais. Découvrez son portrait dans Destins peu communs.

Samuel Ihage, dit Sammy, naît à Lifou en 1959. Il quitte son île natale à trois ans et est élevé à la Vallée-des-Colons, à Nouméa. Il grandit cependant dans les valeurs coutumières et avec un rappel régulier de ses futures responsabilités en tant que chef de clan. À la maison, on parle le drehu. Dans cette famille de neuf enfants, l’entraide est primordiale, surtout quand il faut se partager, pour le repas, une boîte de sardines et un pain. Samuel va à l’école publique, rue Taragnat. "J’étais le cancre de la classe, rigole le monsieur qui aura 64 ans en décembre. J’aimais le français, l’orthographe, mais j’étais nul en mathématiques ! ". En 1978, c’est l’heure du service militaire obligatoire. "On m’a proposé d’aller en Métropole, j’ai accepté pour me former". Il obtient un CAP de mécanique générale.

Début 1980, Samuel Ihage revient au pays et trouve un petit "boulot" dans une boutique de pièces détachées automobiles. Mais le salaire ne suffit pas à aider ses parents, ses cinq frères et ses trois sœurs. "Il y avait alors un concours pour entrer dans la gendarmerie nationale et je me suis dit pourquoi pas. Au début, ce n’était pas par amour du travail, mais pour aider mon papa. Puis, petit à petit, j'ai appris à aimer ce métier". En 1985, Samuel Ihage est muté à Ouvéa, à la brigade de Fayaoué. "J'avais 25 ans, j'étais bien avec tout le monde, j'allais dans les tribus, je jouais dans une équipe de foot avec d'autres jeunes d'Ouvéa". Jusqu'à ce matin du 22 avril 1988, quand la gendarmerie est prise d'assaut par des militants indépendantistes et que quatre gendarmes sont tués.

L’assaut de la grotte

"Je suis Kanak avant tout et ce jour-là, je me suis retrouvé à la fois là, et de l’autre côté. On ne s’attend pas du tout à cette situation", souffle Samuel Ihage, 35 ans après les faits. Seul Kanak de la brigade, il est pris en otage dans le sud de l’île. Au bout de quatre jours, les gendarmes sont libérés et rentrent à Nouméa. Mais pas Sammy. "Le commandement m’a demandé de repartir dans le Nord, à la grotte où un second groupe de gendarmes était retenu, pour parlementer. J'ai alors été pris en otage une nouvelle fois". Lui qui jouait au foot avec certains preneurs d’otages la veille de l’attaque, fait tout son possible pour éviter le drame.

"Être otage ne m’a pas empêché de discuter avec Alphonse Dianou, le chef des preneurs d’otages de la grotte. Quand il était debout, avec son calibre 12, j'ai essayé de lui faire comprendre que de l’autre côté, il y avait des armes bien plus performantes. Mais il ne m’a pas écouté. Ça s’est très mal passé. J’ai fait tout ce que j’ai pu". Tiraillé entre deux mondes, Samuel Ihage dit "comprendre le combat d'Alphonse Dianou. J’ai aussi des opinions politiques, mais dans la gendarmerie, tu les gardes pour toi. Ça a été une situation nouvelle pour moi, les Événements. À cette époque, je me suis posé beaucoup de questions sur ma place".

À l'aube du 5 mai 1988, au moment de l’assaut final destiné à libérer les otages, qui se soldera par la mort de 19 militants indépendantistes et de 2 militaires, il n’y a plus de place pour les questions. "Ça tirait de partout. J’ai vu des gens tomber. Mais ce sont surtout les minutes qui ont suivi l'assaut dont je me souviens, lorsque j’ai vu deux exécutions sommaires. Ces images sont, aujourd'hui encore, à l’origine de mes cauchemars". Puis, Samuel Ihage est évacué à Nouméa. Soigné de ses blessures et muté. Loin. Loin de son pays. Loin de Lifou.

Un long chemin de retour

"On m’a fait comprendre qu’il fallait que je parte ou que je démissionne. J’étais un témoin gênant." Il reste gendarme, "sinon je n'avais plus rien à ce moment-là", se marie avec sa petite amie et accepte sa mutation pour Tahiti. Il y restera trois ans, avant d'être affecté deux ans à Mayotte. "Là, quand on m'a dit que je devais de nouveau être muté loin de la Calédonie, mon épouse ne voulait plus me suivre". Alors Samuel demande à revenir. Il est muté à Païta durant sept ans. En 2000, à 42 ans, Sammy prend sa retraite et rentre "enfin !" à Lifou. Mais il a quelque chose à faire avant de débuter sa nouvelle vie : retourner, pour la première fois depuis 1988, à Ouvéa.
"Quand je suis revenu à Iaai, je n’arrivais pas à parler. Je regardais le sol. Je pleurais. C’était important pour moi de revenir. C’est une partie de ma vie que j’ai laissée là-bas. Et je devais revenir vis-à-vis des gens de l’île. À la maison, avec mon épouse, on n’en parle pas. Je ne veux pas qu’elle souffre à ma place. Ces paroles, elles appartenaient aux gens d’Ouvéa".

Après cette étape, Samuel Ihage peut enfin assumer ses responsabilités coutumières, chez lui, à Luecila. Il s’installe, débrousse son terrain. Puis, sa femme lui propose de se lancer dans une table d'hôtes. "Chez Jeannette" ouvre en 2005. Sammy, lui, veut reconnecter avec la terre. Il plante des arbres, lance une exploitation agricole et une ferme. "J’aime la terre et je pense que l’indépendance alimentaire est essentielle".

En 2016, alors qu’il travaille sur ses terres et accueille des classes sur son exploitation biologique, Gérard Larcher, président du Sénat, visite son exploitation et le décore de la médaille du Sénat. Une surprise, pour Samuel Ihage. "Ça m’a beaucoup touché, je ne m’y attendais pas. C’est beaucoup pour une seule personne". Il entre ensuite au Sénat coutumier, en 2018, à un poste où "tout tourne autour de l’identité kanak". De quoi donner encore de quoi réfléchir à Sammy Ihage, toujours féru d'histoire et de culture. Alors que ses cauchemars s’estompent peu à peu, il s'autorise enfin à rêver à "un monde meilleur pour nos enfants. Un monde sans guerre si possible", sourit cet engagé infatigable.

Découvrez cet épisode, ainsi que tous les autres de Destins peu Communs, l'émission qui part à la rencontre de nos identités (diffusion en radio les mardis à 12h17 et rediffusion le dimanche à 12h20).