"Vous habitez ici ? Vous allez où ?" Cet interrogatoire, de nombreux habitants de Nouméa et des communes voisines ont dû s’y plier depuis le début de la crise. C’est le cas de Jeanne*, qui réside temporairement dans le quartier cossu de la Baie-des-Citrons. Chaque nuit, sur le chemin du travail, cette trentenaire devait franchir deux barrages érigés par des voisins vigilants et décliner quelquefois son identité, ce qu’elle a refusé de faire. "Ils me demandaient pourquoi je circulais à cette heure, où je travaillais. Une fois, je me suis carrément pris la tête avec l’un d’entre eux."
Depuis quelques jours, les "contrôles" ont cessé, dans cette rue où vivent peu de Kanak. Mais Jeanne* reste choquée par ces pratiques. "Au tout début, on nous appelait les 'K' sur le groupe Whatsapp du quartier. Une photo de notre voiture et de la plaque a circulé. Je comprends qu’ils aient eu peur des violences. Mais cette intrusion dans la vie des gens, je l’ai très mal vécue."
Des barricades "indécentes"
À quelques pas de là, le quartier de l’Anse-Vata a été, lui aussi, quadrillé par des barricades faites notamment de palettes et d'objets récupérés sur des chantiers. Certaines rues sont totalement fermées à la circulation, aussi bien pour les voitures que pour les piétons. Un réflexe de protection que Chloé, une habitante, comprenait au tout début des émeutes.
“Les images de destruction qu’on voyait passer étaient très violentes. Personne n’est préparé à vivre cela dans sa vie. Et les forces de l’ordre étaient clairement dépassées les premiers jours. Mais rester barricadés aujourd’hui dans notre quartier, par rapport à d’autres où tout a brûlé, et alors que les forces de l’ordre sont hébergées dans tous les hôtels alentour, je trouve cela indécent. Nous sommes hyper privilégiés et en sécurité. Même au plus fort des exactions, personne ne s’est approché de chez nous. Le soir, ils s’applaudissent. C’est lunaire !”
Après douze semaines de crise, Chloé dit se sentir "oppressée" par ces barricades. "Ils prennent tout un quartier en otage et après, ils écrivent paix et amour sur leurs barrages. C’est totalement hypocrite, et pas du tout dans l’esprit calédonien."
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû rouler à contre-sens, avec une visibilité réduite.
Chloé, habitante de l'Anse-Vata
Des risques d'accidents
Autre point que soulève la jeune femme : le risque d’accident. "Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai dû rouler à contresens, avec une visibilité réduite. Le jour où il y aura un accident, qui sera responsable ?"
Cette appropriation de la voie publique, en dépit des règles de sécurité et du droit de circuler librement, c’est aussi ce que dénonce Marie*. Un mois après avoir appelé la police, cette habitante de Magenta s’étonne encore de la réponse qui lui a été faite. "On m’a confirmé que le déblayage des barrages était en cours à Kaméré ou Rivière-Salée, mais il s’agissait sûrement de ceux de la CCAT, pas des voisins vigilants."
Au bout du fil, la policière va jusqu’à saluer la présence de ces groupes d’auto-défense. "Je lui ai rappelé que c’était totalement illégal et lui ai demandé si c’était OK pour elle. Elle m’a répondu que 'pour le moment, oui' et que si j’avais un problème, il fallait que je règle ça avec mes voisins. Sauf que pour moi, les gens les plus impliqués encore dans cette démarche sont les gens les plus extrêmes, et donc pas forcément les plus aptes à entendre ce que j’en pense." Tout récemment, l’un des barrages bloquants a été levé... Pour être finalement remplacé par un énorme portail en fer, soudé à un poteau électrique par un riverain.
Embouteillages
Lucie* aussi a contacté les forces de l’ordre pour signaler l’apparition d’un dos-d'âne sauvage, à l’entrée de la presqu’île de Ouémo. Un aménagement totalement illégal, a confirmé la police, qui s’est engagée à intervenir. Quelques semaines plus tard, le ralentisseur continue de "créer d’énormes bouchons le soir, jusqu’au rond-point de la plage de Magenta".
La jeune femme ne se reconnaît pas plus dans la multiplication des drapeaux tricolores sur les barricades, en haut des lampadaires, jusqu’aux passages piétons qui ont été repeints en "bleu, blanc, rouge". "C’était clairement une réponse aux drapeaux Kanaky de la rue Gervolino. Ils pensent que les couleurs de la France rassemblent tout le monde ici et refusent d’admettre que c’est le drapeau d’un camp. C’est la position du barrage, pas celle de tous les habitants de Ouémo. Je ne me sens plus bien dans ce quartier", confie Lucie*, qui a essuyé quelques insultes en tentant de discuter avec les barricadiers.
Il y avait des gens qui étaient là pour en découdre et qui étaient presque déçus qu’il ne se passe rien.
Florian*, un ancien voisin vigilant de Ouémo
Une pétition envoyée au maire
Ce vent de contestation contre les barricades commence à se propager à l’intérieur de la presqu’île. "Ouémo est devenu une ville dans la ville, avec une vingtaine de personnes qui font la loi et décident pour tous les autres", s’indigne Florian*, qui faisait pourtant partie des voisins vigilants, les premières semaines des émeutes. "On était hyper organisé, avec des tivolis, des ordinateurs pour faire les plannings. Et puis, lors des gardes de nuit, j’ai entendu des remarques horribles, clairement racistes. ll y avait un tel niveau de préparation, avec des accoutrements vestimentaires et des armes qui n’étaient clairement pas faites pour la chasse. Il y avait des gens qui étaient là pour en découdre et qui étaient presque déçus qu’il ne se passe rien. Plus ça va, plus le groupe se radicalise. C’est ce qui m’a motivé à en partir."
Un groupe de riverains a lancé une pétition pour demander à la maire de Nouméa le retrait des drapeaux et du ralentisseur, ainsi que la réouverture de la passerelle qui relie Ouémo à Sainte-Marie. Sans effet pour l’instant.
Les gens qui ne sont pas contents, ils ne voient pas ce qu’on voit. Ils sont bien au chaud.
Une habitante postée au barrage de Ouémo
"En une seconde, ça peut redémarrer"
Posté sous des tivolis avec tout ce qu’il faut de nourriture et de boissons chaudes, un petit groupe continue de maintenir la garde aux pieds de la chapelle de Ouémo, jour et nuit. "Pourquoi est-ce qu’on est encore là ? Parce que la situation n’est toujours pas claire. Il y a encore eu des tentatives de cambriolage dans la semaine", témoigne un retraité. "On se fait régulièrement insulter. Ce n’est toujours pas apaisé, on sent qu’en une seconde, ça peut redémarrer", craint une quinquagénaire, qui assure deux créneaux par semaine sur le barrage, après ses heures de travail.
Les indicateurs de cette animosité latente ? "Les drapeaux indépendantistes qu’ils continuent de brandir de manière menaçante", estime cette habitante, convaincue que "si ça n’a pas brûlé à Ouémo, c’est grâce aux barrages". "Les gens qui ne sont pas contents, ils ne voient pas ce qu’on voit. Ils sont bien au chaud. Ils pensent qu’il n’y a plus de danger."
Le jour où on retirera ces barrages, on ne dormira plus aussi profondément.
Julie*, une habitante de Magenta Portes-de-Fer
De moins en moins de volontaires
Dans la zone de Magenta et des Portes-de-Fer, où plusieurs maisons ont été incendiées, la fatigue commence à se faire sentir sur les barricades. "On peine à trouver encore des volontaires. Il y a un épuisement physique et moral, avec des gens qui ont repris le travail, d’autres qui ont quitté le territoire ou qui sont en vacances", décrit Julie*, qui continue d’assurer la surveillance de son quartier avec quelques voisins. "Même s’il n’y a plus les violences du début, on sent cette ambiance anxiogène. On n’est pas serein. Tu peux te prendre un jet de pierre sans prévenir. Ce n’est plus de la politique, c’est juste de la délinquance."
Comme dans d’autres secteurs de l’agglomération, un système de macarons permet de distinguer les véhicules des riverains. "On ne refuse l’entrée à personne, nous ne sommes pas les forces de l’ordre. On est seulement là pour les alerter s’il se passe quelque chose, mais on n’intervient pas." Julie* sait que ces barrages ne pourront pas rester éternellement. "Mais le jour où on les retirera, on ne dormira plus aussi profondément."
Armes et tenues militaires
Dans le discours officiel, l’heure est au retrait de ces barricades. "On va accompagner tout le monde pour pouvoir lever ces barrages. L’idée c’est évidemment que la population soit avec nous et comprenne que les conditions de sécurité sont désormais réunies", déclarait Anne-Gabrielle Gay-Bellile, la directrice adjointe de la police nationale sur le plateau télé de NC la 1ère, le mercredi 24 juillet.
Dans les faits, des civils continuent de contrôler les véhicules des passants, comme à Tina-Sur-Mer ou encore à Dumbéa Nord, où une poignée d’habitants veillent au grain dans la nuit, en veste militaire et bonnet noir sur la tête.
"Au début, ils avaient des fusils en disant qu’ils s’en serviraient en cas de légitime défense. Il y avait beaucoup d’amalgames sur la CCAT, le drapeau indépendantiste et les Kanak, même si les personnes les plus radicales restent une minorité", raconte Dylan*, qui a fini par quitter le barrage de son quartier, au Nord de Dumbéa.
La prochaine échéance qui leur fait peur, c’est le 24 septembre.
Gérard Piolet, premier adjoint au maire de Dumbéa
Des voisins qui se fédèrent en association
Plusieurs fois par semaine, le premier adjoint au maire de Dumbéa fait le tour de la commune à la rencontre de ces voisins vigilants. "Il faut reconnaître qu’ils ont réussi à garder leurs biens et leurs personnes et que l’État a été défaillant au début, estime Gérard Piolet. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, mais les habitants ont la crainte de nouvelles représailles. Et la prochaine échéance qui leur fait peur, c’est le 24 septembre." Date de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France en 1853, devenue un symbole de la colonisation pour les indépendantistes.
La position de la mairie de Dumbéa est "claire" : "On ne va pas leur imposer de tout enlever. Mais on va essayer de les faire revenir à la raison", annonce le premier adjoint, qui pense qu’il faut "continuer à faire de la surveillance mais différemment". La mairie de Nouméa et le haut-commissariat ont également été contactés. Mais ils n'ont pas donné suite à nos sollicitations.
À Tuband, où les affrontements ont été particulièrement violents entre les militants indépendantistes et les "voisins vigilants", au début des émeutes, des habitants ont créé avec d’autres secteurs l’association des Riverains des quartiers sud de Nouméa. "Notre préoccupation, c’est la sécurisation bien sûr, admet l’un de ses membres. Mais l’objet de cette nouvelle association, c’est aussi de continuer des opérations d’animation entre voisins, pour capitaliser la solidarité qui s’est créée depuis deux mois et que ça ne s’épuise pas."
Ils sont en train de se mettre à dos une partie des gens modérés.
Une habitante de Nouméa, au sujet des voisins vigilants
"Revivre ensemble"
Florian*, lui, a quitté ces voisins vigilants mais il a remonté un groupe sur les réseaux sociaux qu’il a baptisé "Revivre ensemble". "Je suis d’accord sur le fait qu’on a raté notre vivre ensemble. Mais je suis de ceux qui veulent bien tenter de reconstruire ensemble. On a tous découvert notre noirceur pendant ces événements, moi le premier. Mais une fois passée l’émotion, il faut éviter la tentation de la radicalisation."
Une position que partage cette autre habitante de Nouméa, pourtant solidaire, au départ, avec les voisins de sa rue. "Avec ces barrages, ils sont en train de se mettre à dos une partie des gens modérés. C'est agressif visuellement et cela nous maintient dans un état d’alerte, comme s’il allait se passer quelque chose. Ce n’est ni cohérent, ni raisonnable, ni porteur d’espoir. La cohabitation devient compliquée. Pas avec ceux dont on pensait se protéger mais avec ses propres voisins. C’est très embêtant. J’en suis à me demander si je dois déménager, alors que je me sentais bien dans mon quartier."
(*) Certains prénoms ont été modifiés à la demande des personnes concernées.
Le reportage télé de Sheïma Riahi et Christian Favennec