Ces petits magasins qui ne sont pas près de fermer boutique

Chez Ah Kiau, mieux vaut venir vers 11h pour avoir sa ration. Après, c'est un peu tard.
Combien en reste-t-il de ces petits magasins à Papeete ? Ces incontournables "Chinois" tenus essentiellement par des Polynésiens d’origine chinoise. Et cela depuis des générations. Ils vendent un peu de tout dont quelques spécialités qui peuvent faire toute la différence et expliquer leur longévité.

A Paofai, non loin du supermarché Champion, un petit magasin qui fait l’angle et ne paie pas de mine. Pas de climatisation, une décoration hors du temps. Pourtant, les clients s’y pressent sans discontinuer. Un de ces petits Chinois comme on les appelle ici, qui font de la résistance face aux grandes enseignes. Celui-ci a bien une soixantaine d’années.

Rosalie vient régulièrement chez Ah Ky pour les pai fourrés au pâté épicé.

Depuis des générations, Ah Ky a pignon sur rue. On y vend de tout, des conserves, du tabac, du soyou, des lunettes de soleil, des plats à emporter mais surtout ces fameux pai. Oui, les gens viennent d’abord pour ces petits gâteaux fourrés. A la banane, à l’ananas, à la crème et "au pâté. C’est meilleur là que les autres. Moi c’est toujours pâté ", clame haut et fort Rosalie, une fidèle cliente. Pour Patrick, son mari, "toujours pai pâté. Pourquoi ? C’est excellent !", dit-il avec un grand sourire. "Et c’est épicé, voilà !", ajoute Rosalie.

 

Fidèle clientèle


Depuis des décennies ce couple vient ici. Tout comme Pare, une autre habituée, cliente depuis qu’elle était élève. "Ils sont très bons. J’ai commencé à venir au lycée Gauguin. Ca fait des années. Toujours les mêmes. On retrouve bien le goût de la banane, y’a pas le goût de l’amidon. Dans certains pai, banane ou autre fruit, y’a souvent beaucoup d’amidon et pas assez de fruits". 

Pare et ses pai préférés chez Ah Ky.


Tout est dit. La qualité, ça paie toujours, dans le respect de la tradition aussi. A l’arrière-boutique, trois dames s’affairent à préparer des pai. Tout est fait main. Ceux-là sont fourrés avec une crème de couleur jaune clair. Ils sont à l’ananas. Mais personne ne veut parler, secret de fabrication oblige. Un homme âgé arrive alors avec un plateau rempli de pai tout juste sortis du four, et dorés à point. Il le pose sans mot dire et repart aussitôt à ses fourneaux. Car d’autres sont en train de cuire. Là aussi aucun son ni aucun chiffre ne sortent de sa bouche. On se doute bien qu’il en cuit plus d’une centaine par jour. Un labeur qui assure une part du chiffre d’affaires.

Les pai s’exportent


Jeffrey, le fils de la patronne, en sait quelque chose, mais reste bouche cousue. Il tient la caisse dans la chaleur et le bruit de la circulation, les portes du magasin grandes ouvertes sur la route et les écoles. Le peu qu’il lâche, c’est pour regretter la baisse de clientèle depuis que l’école Paofai est en travaux. "C’est dur, c’est dur, faut travailler beaucoup", reconnaît-il, pour compenser et faire face à la concurrence. D’autant plus que le supermarché d’à côté ouvre très tôt et ferme tard. Tant pis, il faut faire avec, depuis des années.

Entre les lunettes et les pai, il a choisi.

Avec sa famille et son petit magasin, c’est un peu Astérix face aux légions romaines. Leur potion magique, ce sont évidemment des pai proposés aux 4 parfums. "Des fois, des clients en achètent pour les emmener en France", confie-t-il tout sourire. Il n'en dira pas plus. Voilà donc sa fierté : ses pai s’exportent même au pays de la gastronomie ! Et localement, ils partent comme des petits pains. 

Et c’est à quelques encâblures de là, au pont de l’Est, qu’un autre de ces petits magasins fait lui aussi de la résistance. Il est de couleur bleue et connu de tous. Son nom rappelle celui de Ah Ky. Le fondateur de Ah Kiau, tel est son nom, était peut-être famille avec celui de Ah Ky. Qui sait ? 

 

"Bien servi"


Lui aussi est très populaire même si la concurrence est rude aux alentours. Sa popularité se mesure à l’impatience d’un client qui trépigne devant la porte encore close à 10h45. Sacrilège ! Pourtant un panneau indique "10h30" comme heure d’ouverture. Inquiet ou énervé, il s’étonne qu’"aujourd’hui, ce sont les clients qui courent après les magasins et pas l’inverse !" Puis il repart, mécontent.

Quelques instants plus tard, les portes s’ouvrent enfin. Et surprise, ici pas de pai en ce lundi matin, juste des viennoiseries. Par contre, les plats du jour encore tout chauds et déposés à même la table centrale sont bien là. Les clients ne tardent pas, parmi eux celui qui était reparti contrarié. Tous s’empressent de récupérer le mets convoité. Au menu, c’est saucisse lentilles riz, poulet blanc soyou, ou poulet spaghetti. On réserve même par téléphone. C’est dire si ces plats aiguisent l’appétit.

Lorna avec une fidèle cliente.

A la caisse, Lorna, la fille d’Irène la patronne. Elle appelle les clients par leur prénom ou de façon affectueuse. "Dis mamie, pourquoi tu aimes venir au magasin ?", demande-t-elle. "Parce que c’est très bon et bien servi", répond une femme assez âgée. Cette dame devait venir ici avant même que Lorna ne sache marcher ou parler !

Une autre époque


Comme chez Ah Ky, le temps semble s’être arrêté chez Ah Kiau. La décoration, sommaire, date. Des affiches rappellent que nous sommes en 2024 et que l’année du dragon de bois a commencé. Lorna montre alors une photo en noir en blanc du magasin ouvert il y a probablement plus de 80 ans. "Oui, peut-être", acquiesce de façon évasive la fille de la patronne, laquelle est restée en cuisine préparer d’autres plats. Car ce sont bien eux qui ont fait la réputation des lieux et attirent toujours autant de monde.

Ah Kiau il y a de cela très longtemps.

Par le passé, Pouvanaa a Oopa, qui habitait à l’époque la rue d’à côté, y venait, de même que sa famille. Par la suite, d’autres, moins célèbres, sont devenus eux aussi des habitués au fil du temps. Et leurs parents, leurs grands-parents voire leurs arrière-grands-parents fréquentaient déjà le magasin !

 

"Tendre poulet" 


A 11h, en voilà un plus fidèle que les autres. "Bonjour Bruno !", lui lance Lorna. Cheveux courts, vêtu d’un polo bleu, il est policier. "Tous les mutoi viennent ici parce que ma maman connaît les grands-parents des policiers, les parents et les policiers. On connaît même la 5ème génération !", remarque hilare Lorna. Est-ce pour cela qu’Irène aime cuisiner du poulet ?!… Bruno se marre.

Ici, c'est la cantine des policiers.

Ses collègues et lui viennent ici parce que "c’est pas cher et c’est la qualité. Y’a pas ça chez nous à la DSP, c’est la cantine de la police ici ! Je ne dis pas que c’est meilleur, mais c’est la cantine, c’est familial, c’est devenu une habitude", explique Bruno. Et lui, cela fait déjà "26 ans, 27 ans" qu’il vient ici. Une génération.
Depuis la cuisine située à l’arrière-boutique, le fils de Lorna continue à apporter d’autres plats. Du poulet frites, cette fois-ci, toujours préparé par sa grand-mère.

 

Pai coco


Attention, les mercredis et vendredis, le menu change, c’est ma’a tinito ! Là aussi, tout part très vite, des clients réservant là encore par téléphone. Et comme tout bon petit magasin qui se respecte, Ah Kiau propose également les mercredis et vendredis, des pai, eux aussi faits maison. Ceux-là partent évidemment comme des petits pains. Environ 150 vendus en une seule matinée. "Banane, pâté, ananas et coco", précise Lorna, "pas comme ceux des autres avec beaucoup d’eau et d’amidon. Nous, c’est le fruit lui-même", ajoute fièrement la fille de la gérante. La même façon de faire que chez Ah Ky. Et le même succès depuis tant d’années.

 

C’est si bon


"Si on vient tout le temps, ça veut dire que c’est bon. Tant qu’on mange bien, c’est pas le prix qui compte. Si ce n’était pas bon, on ne serait pas là", souffle alors un client. Pour preuve, sitôt son plat acheté, un homme le dévore debout, à l’intérieur puis à l’extérieur du magasin, sur le trottoir. "C’est tellement bon", dit-il la bouche pleine.

Proposer des spécialités mais de qualité, sans doute le secret de longévité de ces petits magasins qui n’ont pas à rougir face à la concurrence.

Impossible de résister !