2 juillet 1966, nom de code Aldébaran. La première bombe atomique explose à Moruroa en Polynésie française. Le Président de la République, le général de Gaulle, est présent pour assister en direct à l'élévation du champignon nucléaire dans le ciel des Tuamotu. Pourtant, les autorités militaires ont hésité pendant plusieurs années avant de choisir les atolls de Moruroa et de Fangataufa pour installer le Centre d'Expérimentation du Pacifique (CEP).
La crise du canal de Suez
Pour comprendre ce choix, il est essentiel de revenir sur l’humiliation subie par la France en Égypte en 1956, notamment autour du Canal de Suez. Ce canal permet aux navires qui veulent se rendre en Asie d’éviter de passer par le sud de l’Afrique. Cet élément essentiel du trafic maritime appartient à une société franco-britannique. Le président égyptien de l'époque, Gamal Abdel Nasser, décide de nationaliser le canal, provoquant la colère de la France et de la Grande-Bretagne.
Les deux États européens passent alors un accord secret avec Israël et envahissent l’Est du canal de Suez. Sans surprise, les Égyptiens sont battus militairement et signent un cessez-le-feu. Mais sous la pression de l’URSS et des États-Unis, les deux superpuissances nucléaires de l'époque, ils doivent battre en retraite. Les dirigeants français prennent conscience de deux choses : la France ne peut rivaliser avec les États-Unis et l'URSS, elle doit donc absolument se doter de l'arme atomique. Les autorités décident alors d'accélérer le programme nucléaire.
Vers le Sahara
L'homme chargé de trouver un site pour faire exploser la première bombe atomique est le général Charles Ailleret. En 1957, il rend un rapport où il envisage deux sites pour les essais nucléaires français. Le Sahara qui a l'époque fait partie de l'Algérie française, mais aussi l'archipel des Tuamotu dans le Pacifique. Dans son enquête, le général Ailleret étudie de nombreuses îles situées en Polynésie, mais seuls l’atoll de Rangiroa, situé dans l’archipel des Tuamotu, et l’île de Ua Huka aux Marquises semblent pouvoir donner satisfaction.
Dans ce rapport, on apprend également que des études ont été menées à La Réunion sur l’île Tromelin et en Nouvelle-Calédonie, du côté des îles Walpole et Chesterfield. Les Kerguelen ou l’atoll de Clipperton sont également envisagés mais ne sont pas retenus. Finalement, le général exclut les Tuamotu, malgré “des possibilités immenses”. Il invoque notamment l’absence d’aéroport, mais aussi l’impossibilité de relier la France et l’Océanie sans faire escale dans un pays étranger.
“Le général Ailleret est très clair. Il dit que les Tuamotu, ce n'est pas possible, car il n'y a pas de liaison. Cependant, il faudra y réfléchir sérieusement lorsqu'on voudra procéder à des essais de grande puissance.”
Jean-Marc Regnault - historien et auteur de nombreux ouvrages sur l'implantation du CEP
Le 23 juillet 1957, le site de Reggane au Sahara est choisi. Les travaux d'aménagement commencent le 1er octobre 1957.
Déjà un site de remplacement
1958, les travaux d’implantation du site d’expérimentation des essais nucléaires dans le Sahara commencent. Sauf que la guerre fait rage entre la France et le Front de libération nationale (FLN) qui se bat pour l’indépendance de l’Algérie. Cette guerre aura pour conséquence directe le retour au pouvoir du général de Gaulle qui souhaite que la France se dote rapidement de l'arme atomique. Mais dès avril 1958, les autorités réfléchissent déjà à un site de remplacement. Le général Ailleret propose deux solutions : transporter le site des essais dans des îles françaises selon une étude déjà faite (sous-entendu la sienne), ou entreprendre sur le sol français des essais souterrains en prenant exemple sur les Américains qui réalisent leurs tests dans le Nevada.
Dans l'Hexagone, plusieurs emplacements font l’objet d’une étude et retiennent l’attention des autorités. Certains sont dans les Alpes : La Cime de Pal, le Grand Goyer, le Torrent du Fournel, le Torrent du Couleau, La Tête de Clausis et la Crête de Prenetz. La Corse aussi est envisagée comme site pour des essais souterrains, notamment le désert des Agriates. Mais le rapport souligne les risques d’opposition des populations.
Un autre document écrit en novembre 1958 met en évidence les difficultés d’opérer en France. Un seul site semble répondre aux conditions imposées, la Crète de Prenetz, à condition de procéder à de longues études géologiques.
Ils ont envisagé des essais souterrains en France, notamment dans les Alpes, mais cela ne tenait pas la route. En France, les eaux souterraines auraient été polluées, ce qui est compliqué avec les frontières et les rivières qui partent vers d'autres pays. Même des essais en Métropole ont été envisagés, mais c'était impossible car nul ne peut prédire avec certitude la circulation de ces eaux souterraines.
Jean-Marc RegnaultHistorien
L’abandon du Sahara
Le premier essai nucléaire français, nom de code Gerboise bleue, est effectué le 13 février 1960. La France procède à 4 tirs atmosphériques. Sous la pression internationale, les autorités optent pour des essais souterrains moins polluants. Toutefois, la France souhaite procéder à des expérimentations d'armes de grande puissance. Ce qui nécessite des tirs aériens. À la tête de la commission de recherche de sites souterrains, le général Ailleret est remplacé par le général Thiry. Le 28 mai 1960, le ministre des Armées lui demande de reprendre l’étude des possibilités offertes par les îles lointaines pour des explosions aériennes de grandes puissances.
Quatre sites retiennent son attention. Les Kerguelen au nord de l'Antarctique dont l’isolement est un atout. La Réunion fait toujours partie des hypothèses possibles. Le site apparaît comme le plus pratique et le moins onéreux. La Nouvelle-Calédonie pourrait aussi convenir comme région de remplacement. Mais sa proximité avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande ne joue pas en sa faveur. Et enfin, la Polynésie qui présente comme avantage d’être éloignée de tous les continents. Par ailleurs, les États-Unis et le Royaume-Uni font déjà leurs essais nucléaires dans le Pacifique. À l’époque, les Marquises, mais aussi Rapa, l’île la plus au sud de la Polynésie, sont envisagées comme lieu possible pour faire les essais.
Vers le choix de la Polynésie
Décembre 1961, le choix du futur site se précise. Sans totalement abandonner d'autres possibilités, les autorités demandent que la recherche se porte en priorité sur la Polynésie, d’autant que l’aéroport de Tahiti vient tout juste d’être inauguré. Le principal obstacle aux essais nucléaires en Polynésie est donc levé.
Une fois la région choisie, il faut ensuite s’occuper de la logistique en distinguant trois zones : la zone d'installation avancée ou ZIA (point zéro où l'on fait exploser les bombes et blockhaus), de la base arrière (terrain d'aviation principal) et de la base de transit où seront installés les civils et les militaires chargés de diriger les opérations. Trois solutions sont proposées :
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Bora Bora où seraient installées à la fois la base arrière et la base de transit. L’armée a alors le choix entre Motu iti (Tupai) ou encore Maupiti pour faire exploser les bombes atomiques.
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Rangiroa : soit comme ZIA, ce qui exigerait l'évacuation de la population de l'atoll, soit comme base arrière, Tikehau et Mataiva seraient alors utilisés comme point zéro.
- Nuku Hiva aux Marquises comme base arrière. Pour la ZIA : soit la zone nord de l'île, soit Eiao ou Hatutu. Papeete servirait alors de base de transit.
Pour le moment, il n'est pas encore question de Moruroa ni de Fangataufa.
Moruroa et Fangataufa
C’est entre décembre 1961 et juillet 1962 que les dernières décisions sont prises. Première décision : ce seront des essais atmosphériques. Cela coûte moins cher, et c’est plus rapide à mettre en œuvre. Le général Thiry écarte donc définitivement la Crète de Prenetz dans les Alpes, La Réunion, trop peuplée, les Kerguelen, mais aussi les Marquises, essentiellement pour des raisons géologiques.
Pour la première fois, le nom de Moruroa est évoqué. Avec deux passes praticables, la possibilité de construire rapidement une piste d'aviation et des zones de tir, l'atoll inhabité présente de nombreux avantages. De plus, hormis Tureia où vivaient 75 personnes à l’époque, il y avait très peu de population aux alentours. "Quand j'ai fait les archives du CEP, à la fin des années 90, j'ai trouvé une carte qui était hallucinante, explique Jean-Marc Regnault, Vous avez la carte des Tuamotu du Sud, il y avait les atolls, et puis vous avez un chiffre en dessous, le nombre d'habitants : quinze habitants, soixante ou cent dix. Qu'est-ce que cette carte voulait dire ? On peut se poser la question.
Est-ce que ça voulait dire : quinze habitants, soixante habitants, ça fait même pas mille habitants. Est-ce qu'on peut les déplacer et les mettre quelque part ailleurs ?
Jean-Marc RegnaultHistorien
En mars 1962, la Nouvelle-Calédonie est définitivement écartée. Un seul site est retenu : celui des Tuamotu-Gambier. Le général Thiry se rend à Tahiti et commence à prendre des contacts. À l’issue de cette mission, Moruroa est choisie comme champ de tir avec Tahiti comme base de transit. L’atoll de Hao est aussi désigné comme base arrière pour construire les terrains d'aviation de secours. Un Conseil de Défense se réunit le 27 juillet 1962, sous la présidence du général de Gaulle et confirme les choix de Moruroa et Fangataufa.
Le Président de Gaulle annonce la création du CEP
La situation politique générale de la France (référendum pour l'indépendance de l'Algérie, élections législatives, attentat contre le général de Gaulle) incite le gouvernement français à retarder le début des travaux. À Tahiti, des rumeurs circulent, mais rien d'officiel pendant plusieurs mois. En janvier 1963, une délégation d'élus polynésiens se rend à Paris pour demander un plan quinquennal d'assistance car le territoire était en grande difficulté financière. Ils seront reçus par le Président de Gaulle le 3 janvier 1963 au palais de l'Elysée qui leur annonce que la France a choisi les Tuamotu pour installer son centre d'expérimentation nucléaire.
En substance, le général de Gaulle leur a dit : "J'ai un cadeau à vous faire. Vous êtes venus me voir car vous n'avez plus d'argent et vous avez des problèmes avec le nombre d'enfants qui naissent. Moi, je vais arranger ça. Je vous propose un centre d'essais nucléaires."
Jean-Marc RegnaultHistorien
Un an plus tard, le 6 février 1964, les atolls de Moruroa et Fangataufa sont cédés à la France par délibération de la commission permanente de l’Assemblée territoriale de Polynésie. Tout est prêt pour accueillir les essais nucléaires. Selon Jean-Marc Regnault, "la majorité des militaires et peut-être même les politiques étaient convaincus que transférer les essais du Sahara en Polynésie ne poserait aucun problème technique. Cependant, très vite, le chef du CEP, le général Thierry, a mis en garde en disant qu'il n'était pas certain que les problèmes seraient les mêmes dans un milieu tropical humide. Il a également signalé que bien que la décision ait été prise par de Gaulle, il se posait des questions sur la météo aux Gambier, la circulation des vents, les risques de tsunami et les pluies radioactives".
Ce que révèlent aujourd'hui les archives, c'est que le CEP a été installé sans aucune étude préalable de faisabilité.
Jean-Marc RegnaultHistorien
2 juillet 1966, nom de code Aldébaran. La première bombe atomique explose à Moruroa en Polynésie française.
Au total, 193 essais nucléaires ont été menés pendant 30 ans aux Tuamotu. Des essais qui ont eu des conséquences sanitaires sur les populations polynésiennes comme l'a reconnu l'actuel Président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite en Polynésie en 2021.
La nation a une dette à l’égard de la Polynésie française. Cette dette est le fait d’avoir abrité ces essais, en particulier ceux entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres
Emmanuel MacronDiscours à la Présidence de la Polynésie française le 27 juillet 2021