ENQUÊTE - La radiologie en crise structurelle à La Réunion : le manque de spécialistes génère des "pertes de chances"

Pour les femmes âgées de plus de 50 ans, le dépistage du cancer du sein par mammographie est recommandée tous les deux ans.
Les effectifs de radiologues fondent comme neige au soleil dans les cabinets libéraux, qui peinent désormais à compléter ceux de l'hôpital, eux aussi touchés. Les accommodements trouvés par le CHU sont contestés. Les délais d'attente de rendez-vous en cabinet de ville s'allongent fortement. La prévention du cancer à La Réunion perd en efficacité. Le diagnostic médical aussi.

Il y a de moins en moins de radiologues à La Réunion. Et les patients le ressentent. Prendre un rendez-vous dans un cabinet libéral n'a jamais été si complexe. Et quand des dates sont fixées, elles ont tendance à l'être aux calendes grecques. C'est inquiétant quand il s'agit de trouver l'origine d'un mal, de confirmer ou d'infirmer un diagnostic.


Les médecins généralistes de l'île en soupirent : "pour obtenir une échographie, par exemple, c'est la croix et la bannière" explique l'un d'eux à Réunion la 1ère. Alors ils essayent de donner un coup de pouce à leurs patients en ajoutant la mention "urgent" sur leurs ordonnances. Mais ce n'est même plus un coupe-file efficace. Les cabinets de ville réclament désormais un appel téléphonique du praticien référent, et une justification médicale précise de la réalité de l'urgence.

L'hôpital n'est guère mieux loti. Thérèse-Marthe*, rencontrée avec son fils Arthur*, 12 ans, à la sortie des urgences pédiatriques du CHU-Félix Guyon se plaint : "il a souffert pendant des heures, avec des manipulations multiples. On a craint une appendicite. Finalement, c'était un problème de transit, simple à régler. Mais on aurait pu lui éviter ça !" Et la mère de famille de s'interroger : "Pourquoi pas d’échographie ? C'est pour faire des économies ?" se demande-t-elle.

La réponse à cette dernière question –qui a inspiré cette enquête– semble être négative.
C'est bien moins une question de moyens financiers qu'un problème de nombre de radiologues en exercice sur le territoire.

Une démographie médicale en chute, une "spécialité sinistrée"

Après 27 ans d’exercice local, le docteur Raphaële Hoarau est très bien placée pour en témoigner. Elle qui est revenue s’installer sur son île après ses études, se souvient qu’à l’époque les nouveaux diplômés, qui n’avaient pas d’attaches familiales comme elle, déménageaient parce que "ça faisait voyager" et que "c’était les tropiques toute l’année. Aujourd’hui, ils peuvent voyager n'importe quand pour leurs vacances. Ça coûte moins cher". Surtout, la nouvelle génération semble préférer rester près de ses bases.

Le territoire médical réunionnais face à un problème d’attractivité

Le résultat est implacable : Avec les départs à la retraite des praticiens de la génération qui "tenait la place", la population de radiologue s’est effondrée. Le docteur Raphaële Hoarau expose les chiffres des deux principaux cabinets libéraux de Saint-Denis, dont le sien. Leurs effectifs sont passés de 11 à 7 et de 15 à 9 praticiens, "ce qui explique les délais d'attente croissants pour les examens notamment d'imagerie médicale, analyse-t-elle. Car la demande persiste, voire augmente".

Face à cette situation, la radiologue n’est pas convaincue par la réaction des pouvoirs publics. Elle la juge bien trop lente.

"Ils commencent à prendre conscience [de la gravité de la situation]. Très récemment, j’ai vu qu’ils envisageaient d'augmenter le numerus apertus (nombre minimum, qui a succédé au principe contraire de numerus clausus)".

Mais pour former un médecin c'est 12 ans ! Ça n'aura pas de répercussions avant 15 ans ! C'est pas demain !

Raphaële Hoarau - Radiologue

"Le temps que les nouveaux diplômés arrivent, il y aura d'autres départs à la retraite", ponctue-t-elle. 

Pas d’intérêt financier particulier à venir s’installer à La Réunion


Alain Duval, président de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) du Nord de La Réunion, ne veut pas être naïf : "Les radiologues ne sont pas des médecins qui arrivent comme ça, les mains dans les poches. Il faut investir des millions d’euros dans le matériel. C’est aux ARS et au ministère de la Santé de les soutenir pour ça".
Une partie du problème vient-il aussi d’un manque de motivation, pour des professionnels très bien rémunérés, à venir s’installer dans des territoires insulaires ultramarins où ils n’ont rien à gagner de plus ? Infirmier libéral, Alain Duval ne s’aventurera pas sur ce terrain sensible.

Des groupes privés en embuscade

Il pointe tout de même un autre risque : des fonds privés sont selon lui à l’affût, prêts à saisir les opportunités partout où les pouvoirs publics les laisseront s’insérer.

"Il y a cette tentation d’apporter des moyens, mais qui n’est pas dénuée d’une envie de prise de contrôle, avec des fixations d’objectifs bien plus financiers que médicaux. Les groupes privés sont rarement altruistes. Ce ne sont pas des philanthropes. Leur intention est de faire fructifier l’argent qu’ils investissent. Si trop de privés rentrent dans la radiologie, il est à craindre que certains examens dits "moins rentables" ne soient pas mis à disposition des patients du territoire concerné".

Heureusement, tempère le soignant, il y a un code de déontologie et une réglementation qui, selon lui, encadrent et limitent encore ces prises de participation.

Sans moyens pour la radiologie, moins de dépistages

En charge de la coordination du parcours des patients, le président de la CPTS-Nord rappelle combien l’examen radiologique est essentiel dans le système de santé français. "C’est la porte vers un diagnostic sûr. C’est ce qui sauve des vies", dit-il à Réunion la 1ère.

En France, on mise beaucoup sur la prévention, notamment via les technologies d’imagerie. En plus de leur indéniable intérêt de renforcement fort du diagnostic – elles permettent de développer le dépistage.

Ne pas investir assez dans ces politiques relève, à son avis, de l’injonction contradictoire faite aux patients : "Par exemple, on fait des campagnes de sensibilisation au cancer du sein (ou du cancer colorectal pour les hommes). Ne pas mettre les moyens en face, c’est une hypocrisie totale", dénonce-t-il.

L’ARS de La Réunion consciente du problème

Les radiologues ne souhaitent pas en faire état, mais l’Agence Régionale de Santé semble leur mettre une amicale pression pour qu’ils reçoivent davantage de patientes pour des mammographies.
Or les carnets de rendez-vous sont déjà pleins des mois à l’avance.

Le docteur Raphaële Hoarau partage son temps entre les centres "Les Alizés" de Saint-Denis et de Saint-André. Son emploi du temps est très serré. Elle reconnaît qu’elle ne peut pas se démultiplier, et que la gestion administrative du dossier "cabinet débordé" avec les autorités sanitaires ne contribue pas à alléger ses journées.

Quand finalement les patients n'ont rien, ils le regrettent presque. Ils culpabilisent.

Dr Raphaële Hoarau, radiologue


Nous lui demandons comment ça se passe en ce moment avec les patients. Sent-elle une nervosité, des agacements, des tensions dans la salle d’attente ?
Petit silence. Nous relançons : "Non, pas plus que ça ?" Elle répond en chuchotant : "Si, si…Je ne sais pas comment le dire. Les patients sont dépités. C'est-à-dire qu'ils ont tellement mis de temps à avoir une un examen, ils ont dépensé tellement d’énergie…que lorsqu’ils arrivent, ils sont à bout ! Et quand ils n’ont rien, finalement ils le regrettent presque !"

L'ARS tempère

Par la voix du docteur Hamid Elarouti, directeur de l'animation territoriale et des parcours de santé, l'Agence Régionale de Santé relativise. L'ARS a réalisé, dit-il, un sondage auprès des 18 sites de radiologie conventionnelle de La Réunion. Il en ressort, selon lui, que les délais de rendez-vous en mammographie ou échographie, sont disparates. Ils sont en moyenne de six jours dans l'Ouest de l'île, 13,2 jours dans l'Est, 14 jours dans le Sud et 30 dans le Nord. "Mais ça reste des délais acceptables, comparés à l'Hexagone où l'on a des attentes jusqu'à 40 jours"

Le docteur Elarouti conteste toute "pression" sur les cabinets mais mentionne quand même un taux local de dépistage du cancer du sein "insuffisant par rapport à la cible. On est à 44% alors qu'il faudrait atteindre 65 à 70% selon la feuille de route fixée".


Selon l'ARS, pour le dépistage du cancer du sein, la situation n'est pas alarmante sur le plan sanitaire. Son argument : "tout examen radiologique nécessite un passage préalable, une "orientation", par un médecin généraliste, souvent le médecin traitant. S'il y a un doute sur une lésion suspecte ou une palpation, s'il y a un examen clinique qui paraît suspect, des créneaux d'urgence peuvent être utilisés, avec des délais tout à fait raisonnables".

L'autorité sanitaire établit donc une distinction entre dépistage en urgence et dépistage "routinier" pour répondre aux préconisations, mais sans alerte ni suspicion clinique.

Le docteur Hoarau, au centre des Alyzés, le dit avec un ton plus désemparé : "Pour les urgences, on s'arrange toujours".

Situation extrême aussi dans les services radiologie du CHU

Du côté du CHU, difficile d'aborder ce sujet sensible. Quelques questions ont pu être posées au directeur du Centre Hospitalier Universitaire, au hasard d’un autre rendez-vous, il y a plusieurs mois. Il nous avait promis un moment d’échange plus long et plus posé. Toujours dans l’attente de celui-ci, nous nous en tenons pour le moment aux réponses de Lionel Calenge sur le vif.

A en croire le diagnostic structurel du docteur Raphaële Hoarau, les manques d’effectifs ont chronologiquement touché d’abord le secteur public. La difficulté à faire venir des professionnels formés n’y est pas moins grande. Face à cela, conscient que leurs confrères et consœurs radiologues sont débordés, il est devenu fréquent que les praticiens hospitaliers délivrent des ordonnances à leurs patients pour aller faire leurs examens en cabinets libéraux. Cela allonge donc mécaniquement les files d’attentes chez ces derniers.

Lionel Calenge l’assure : "le CHU, en général, n'a pas tellement de difficultés à recruter et à fidéliser des médecins y compris dans les métiers sensibles, mais la radiologie c'est une spécialité sinistrée au niveau national".

Le directeur du CHU dit travailler à l’attractivité de ces métiers. En ne jouant pas sur la seule corde financière.
"Il y a une activité qui peut être très valorisante dans le Public (par exemple les actes d'imagerie interventionnelle)".

Pas évident de faire venir les libéraux à la rescousse

Il dit aussi étudier une alternative : "proposer des plages d'activité à des radiologues libéraux". Cela ne convainc guère ces derniers, qui ont déjà -on l’a vu- assez de monde devant leurs cabinets.

Quel niveau le problème a-t-il atteint au CHU ? Selon nos divers interlocuteurs, à l’hôpital, le manque de radiologues est particulièrement criant le week-end, confie un interliocuteur de Réunion la 1ère. Il faut faire lire les radios par des radiologues dans l'Hexagone. 

Lionel Calenge tempère : "Ce n'est pas exactement nouveau parce qu’en réalité toute la permanence des soins (c'est-à-dire ce qu’il se passe à partir de la garde à partir de 18h), c'est vrai qu'on travaille depuis des années avec un cabinet d'imagerie centralisé, avec une plateforme de télé-imagerie qui est à Lyon, IMADIS. C'est un service qui permet d'avoir une télé-interprétation des images à distance par un radiologue privé, du fait de la pénurie démographique des radiologues. Donc ce n'est pas quelque chose de nouveau".

La lecture à distance, cela fait presque une dizaine d'années que ça dure. Mais évidemment on essaie de trouver des solutions pour l’avenir.

Lionel Calenge, Directeur du CHU

Et pour cause : Le dispositif manque de réactivité. Sous couvert d’anonymat, plusieurs médecins nous ont confié que, faute de radiographie pour certains cas, le passage par le bloc opératoire s’impose là où une vérification par imagerie permettrait d’éviter la chirurgie. Ils évoquent, entre autres situations, les nourrissons victimes d’invagination intestinale, avérée ou non. "Le passage sur la table d’opération met leur vie en jeu", confie à Réunion la 1ère une pédiatre en colère.

Interrogé à ce sujet, le médecin de l'ARS assure à Réunion la 1ère ne pas avoir eu écho de ces cas.
Cela devrait, selon lui, apparaître dans l'état des lieux que l'Agence Régionale de Santé va lancer sur ce manque de spécialistes et sur les moyens pour y remédier ou s'y adapter.

Pour ce qui est de la télé-interprétation, "Ce n'est pas choquant pour le docteur Hamid Elarouti, dès lors que l'on respecte les impératifs de qualité et de sécurité de prise en charge. L'ARS effectivement reste vigilante mais cautionnera le fait qu'à défaut d'avoir un radiologue sur site (parce qu'effectivement on est en difficulté) de l'interprétation puisse se faire sous couvert du spécialiste qui va interpréter, en lien avec le radiologue à distance, un diagnostic supposé d'urgence qui se présente à l'hôpital".

Des pistes pour réduire la pression

A leur niveau, les politiques estiment que certains moyens financiers pourraient et devraient aider à remettre un peu d’huile dans les rouages. Maïa Césari, conseillère régionale ayant elle-même été touchée par un cancer du sein, rappelle l’investissement effectué avec le CHU. Cette année, l’hôpital s’est équipé d’un Tomographes à Emission de Positrons, un scanner de dernière génération qu’il a été le premier en France à acquérir.

L'élue cite le chef du service de médecine nucléaire du CHU : il faudrait que les médecins puissent prescrire plus facilement des diagnostics par TEP-Scan, car ces examens, certes extrêmement coûteux, permettent de tout voir en une seule fois. Or, rappelle Maïa Césari, sur cette technique d’imagerie d’avant-garde, La Réunion est à la pointe. "Ça permettrait de désengorger et de répondre aux besoins de diagnostics précoces".

Utiliser les moyens existants à meilleur escient

Du côté de l’Assurance Maladie, il existe aussi des pistes. On déplore par exemple le manque de développement à La Réunion de centres de santé dédiés au dépistage. Ailleurs en France, ils ont montré une belle efficacité.

En réclamant une certaine discrétion, des médecins-conseils, garants de l’utilisation discernée des cotisations de tout-un-chacun, alertent par ailleurs sur l’utilisation des examens complémentaires.

Certains praticiens de ville, pour ne laisser aucune place au doute en prescriraient beaucoup. "Cela contribue peut-être un peu à une impression de gratuité qui, évidemment, conduit à des embouteillages dans les cabinets", estiment certains personnels médicaux. 


Difficilement quantifiable aussi, mais réelle selon ces mêmes médecins-conseils, la pratique qui consiste à faire parfois plus de clichés que nécessaires. "Cela fait des actes supplémentaires qui aident sans doute à mieux amortir les machines. C’est difficile à défendre moralement et c’est surtout aussi du temps perdu. Un temps pendant lequel les autres patients sont en salle d’attente."

*Prénoms d'emprunt

Ecoutez le reportage audio de Bruce Régent :