Saint-Pierre et Miquelon, l'archipel aux musiciens

Plus d'une dizaine de groupes actifs, des évènements tous les étés et des concerts quasiment toutes les semaines dans les bars de l'archipel. A Saint-Pierre et Miquelon, la musique fait partie intégrante de la vie locale. Mais d'où vient cet engouement pour le quatrième art ?
Ils sont "écoeurés". Lundi 20 juillet 2020, les organisateurs du Dunefest ont choisi d'annuler le festival de musique, mis en place chaque année sur la dune de Miquelon-Langlade, en raison de la pandémie de Covid-19. Signe de l'importance de l'évènement, leur communiqué est partagé par plusieurs centaines d'internautes, en seulement quelques heures. Car dans l'archipel, les festivités estivales musicales sont très prisées. 

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Blague & Hale, Dode, Capo 2, Plex, De bouche à oreilles, mais aussi les chansonniers Henri Lafitte ou Jean-Paul Vigneau... Les musiciens ne manquent pas à Saint-Pierre et Miquelon. "Actuellement, beaucoup commencent dès l'âge de 5 ans, avec l'éveil musical", explique Yannick Arrossaména, le directeur du centre culturel et sportif de Saint-Pierre (CCS). Pour lui, l'insularité joue un grand rôle dans le développement de la musique. "L'avantage ici, c'est que tout est proche. On peut donc faire pleins d'activités sans temps de trajet trop important."
 

"Nous sommes dans un archipel où les gens font de nombreuses activités. C'est culturel. Et la musique ne fait pas exception." - Eric Dodeman, chanteur du groupe Dode


La vie associative est riche dans l'archipel. Rien qu'à Saint-Pierre, on compte 175 associations, la majorité en lien avec la culture et le sport, selon l'annuaire des mairies de France. Et c'est sans compter les autres structures, comme le CCS, qui proposent des classes musicales et des spectacles. À Miquelon, la maison des loisirs a une offre similaire. 

"Il y a une réelle demande de culture, et particulièrement de musique", assure Yannick Arrossaména. Il évoque le coût des cours au CCS, qu'il juge"abordable", car subventionné par la collectivité territoriale. S'ils ont augmenté cette année, les prix restent bien inférieurs aux tarifs pratiqués en métropole. Pour 50 euros par trimestre, une personne mineure peut bénéficier d'un cours hebdomadaire individuel de 45 minutes. Les enseignements pour adultes, eux, avoisinent les 75 euros pour trois mois.
Un spectacle de fin d'année, organisé par le CCS

"Les classes de musique fonctionnent bien", approuve Thierry Artur, professeur multi-instrumentiste au CCS. "Il y aurait même la possibilité d'avoir d'autres professeurs. On en manque." Chaque année, des dizaines d'aspirants musiciens se retrouvent sur liste d'attente. Certains se tournent vers les cours privés de l'archipel, plus coûteux mais aussi très populaires. Comme au centre culturel, ils y apprennent le solfège et la maîtrise d'un instrument. 
 

Du bal musette au rock nord-américain


Mais la musique était pratiquée dans l'archipel, même avant la création du CCS, en 1973. "De tout temps, dans les familles de Saint-Pierre et de Miquelon, on a joué de la musique", assure Thierry Artur. "Beaucoup jouaient du violon, de l'accordéon ou de la guitare. Dans certaines maisons, il y a même des pianos anciens qui datent des années 1930." 

Pendant la Grande Pêche, les salles de danse et boîtes de nuit abondaient dans l'archipel. Parmi les plus connues : l'Étoile et le Sélect, à Saint-Pierre, où des bals avaient lieu régulièrement jusque dans les années 1990. "On y faisait du musette principalement", se souvient Thierry Artur. "A l'époque, il y avait des marins du monde entier qui venaient danser." Des chansonniers locaux ont d'ailleurs dépeint cette période dans leurs compositions. C'est le cas, entre autres, d'Henri Lafitte, chanteur incontournable de la culture locale


"À Miquelon, on faisait aussi beaucoup de quadrilles, avec les violoneux notamment", reprend Thierry Artur. Ces musiciens apprenaient d'oreille, sans savoir lire la musique. Ils jouaient des chansons françaises entendues à la radio, ou des airs venus du Canada - des "tunes", comme on les appelle en Acadie - aux apéritifs dansants, des évènements organisés dans des maisons particulières. Les soirées "chez Jeanne" et "chez Émilie" étaient particulièrement prisées. 

Les anciens violoneux de Miquelon, en 1965.


Aujourd'hui, certains pratiquent encore. "On travaille beaucoup de mémoire", assure le violoneux Alain Orsiny, de l'association Miquelon culture patrimoine. "On a bénéficié des conseils des premiers violoneux, qui sont nés dans les années 1900. On les a beaucoup écouté et maintenant, on reproduit ce qu'ils jouaient. Ce qui fait qu'on joue souvent des pièces dont on ne connait pas les titres."  

"Ici, il y a toujours eu de la musique présente dans les familles. Ca jouait dans les maisons, pour se distraire, pour animer les soirées." - Thierry Artur, professeur de musique et musicien multi-instrumentiste


"Et puis dans les années 1980, tout cela est devenu un peu ringard", relate Thierry Artur. "On est passé au rock, avec pas mal d'influences nord-américaines." Des groupes comme Trionyx ou encore Orphée ont alors vu le jour. "A noter qu'il y a toujours eu ce goût de jouer en groupes, en formation... C'est peut-être aussi ce qui donne envie, encore aujourd'hui, de se lancer dans la musique." 

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La chanteuse Adèle Lebon approuve. Elle-même a grandi en écoutant D'gé, Orphée ou encore les Barbelés, où sa mère était choriste. "Ça incitait à faire comme eux, à faire un peu comme les grands." "C'est sûr qu'on a été influencé par nos aînés", renchérit Eric Dodeman, le chanteur du groupe Dode. "J'écoutais tout le temps les grands paroliers de l'archipel, comme Henri Lafitte, Jean-Paul Vigneau ou Gérard Boudreau [D'gé]... ils m'ont donné le goût du territoire." Dode est aujourd'hui l'un des groupes locaux les plus écoutés de l'archipel. Les membres du groupe donnent régulièrement des concerts pour leurs compatriotes.
 

Une renommée locale


Car à Saint-Pierre et Miquelon, les occasions de se produire en public sont nombreuses. "Quand j'ai commencé, on avait les scènes ouvertes tous les jeudis" se rappelle Adèle Lebon, qui participait au début des années 2010 au groupe Hope Circle. "Du coup, il y avait des gens qui nous voyaient, qui nous proposaient d'autres scènes. Il y a un accès à la scène qui est plus facile ici."


Les festivals locaux, en particulier, intègrent régulièrement des artistes de l'archipel dans leur programmation. "Chaque année, j'essaie d'avoir des compositeurs d'ici, avec des mises en scène particulières et des duos avec des musiciens venus du Québec ou d'ailleurs", relate la chanteuse Alexandra Hernandez, en charge de l'organisation des Transboréales. Le groupe la Dérive, la musicienne Claire Poirier ou encore Henri Lafitte ont participé aux dernières éditions de l'évènement.

"On fait de la musique pour être avec les copains. Et quand on peut les voir sur scène, c'est encore mieux." - Adèle Lebon, chanteuse


Pour elle, les spectateurs aiment écouter des musiciens de l'archipel. Leurs concerts affichent d'ailleurs souvent complets. "Les gens demandent à ce qu'il y ait des groupes du coin", confirme Adèle Lebon. "Parce qu'on les connait, et c'est toujours sympa de voir ses potes jouer." 

 

Peu de créations originales


"Mais la facilité d'accès aux scènes a aussi ses côtés négatifs", assure Robin Chartier, professeur de musique au lycée Emile Letournel, à Saint-Pierre, et membre de Yellow Waves, une association qui organise des évènements musicaux. "Quand quelqu'un est vraiment bon, il sera plus noyé dans la masse qu'en métropole, par exemple. Et ce sera plus compliqué de percer au niveau national."

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Autre conséquence, selon Alexandra Hernandez, "il y a moins de challenge, et donc moins d'occasion de créer." La jeune femme déplore l'absence d'identité musicale de Saint-Pierre et Miquelon. "On a très peu de folklore propre au territoire. Pas de zouk ou de biguine, comme dans d'autres outre-mer. Nous, on emprunte beaucoup aux autres régions du monde." La chanteuse souligne que parmi les nombreux groupes et musiciens de l'archipel, très peu composent leurs propres mélodies. Une pratique déjà observée dans les années 1960 par l'ethnologue Carmen Roy, dans son ouvrage Saint-Pierre et Miquelon: Une Mission Folklorique aux Iles

"Nos îles sont des lieux de métissage. Notre musique aussi est métissée, avec des influences de France, de Terre-Neuve et d'Acadie. Mais nous n'avons pas vraiment d'identité propre." - Alexandra Hernandez, chanteuse


Certains artistes trouvent malgré tout leur propre voix. "On a des gens comme Antoine Beaumont qui font carrière en métropole", raconte Thierry Artur. "Les chanteuses Alexandra Hernandez ou Claire Poirier ont aussi des très belles compositions." Le professeur de musique conclut : "En ce moment, j'ai l'impression que ça bouge un peu, avec par exemple l'association Yellow Waves qui encourage la créativité. Je suis optimiste : la musique a de belles années devant elle."