Aborigènes: les jeunes filment les anciens, pour lutter contre le grand effacement de la mémoire

Depuis le début de la colonisation, des dizaines de milliers d'Aborigènes ont perdu leur nom, leur famille... Dans le cadre du projet Yarnin, des jeunes réalisent des interviews filmées d'anciens qui possèdent encore un savoir.

Pour beaucoup d'Aborigènes, la chaîne de transmission de la culture s'est brisée à cause de la politique d'assimilation menée par les gouvernements successifs depuis le début du XIXème siècle. Aujourd'hui, seules 60 des 250 langues parlées avant la colonisation sont encore vivantes. Et les Générations Volées ont perdu bien plus qu'une langue: entre 1910 et 1970, environ 50 000 enfants aborigènes ont été enlevés de force à leurs familles pour être placés soit dans des familles d'accueil, soit dans des foyers, afin de les éduquer comme des Blancs. 

Dans ce contexte, rien d'étonnant à ce que les jeunes Aborigènes soient aujourd'hui en perte de repères, coupés de leurs racines. Le projet pilote Yarnin, développé dans l'état du Victoria par Yarnin’ Pictures et Open Channel, avec le soutien de Film Victoria, de Screen Australia et du gouvernement fédéral, vient justement combler ce manque.

« To yarn » signifie « raconter des histoires » en anglais, et c’est un mot souvent utilisé dans les milieux aborigènes. Le projet Yarnin permet à des jeunes d’interviewer les anciens qui possèdent encore un savoir. La productrice, Rebecca Mc Lean, a fait le tour du Victoria dans un camion de production de films pour produire une vingtaine de portraits d’anciens avec ces jeunes lycéens. Ces portraits, mis en ligne sur le site www.yarnin.net, constituent une petite banque de données culturelles pour les jeunes aborigènes du Victoria.

Mariah Briggs (à gauche), sur le tournage du portrait de Fiona Clarke.

Mariah Briggs, 20 ans, est l'une des jeunes reporters amateurs qui ont filmé leurs anciens. Elle vit à Warrnambool, une petite ville située sur la côte du Victoria, à trois heures de route au sud-ouest de Melbourne. « Le projet Yarnin m'a permis d'apprendre des choses sur ma culture, sur notre droit à la terre, et aussi bien sûr, j'ai appris à filmer et à enregistrer du son », explique la jeune fille.

Warrnambool est sur les terres de la nation Gunditjmara, a la frontière avec le pays des Kirrae. Les Gunditjmara sont connus en Australie, car ils étaient sédentaires. Ils se construisaient des maisons en pierres. Ils sont aussi célèbres pour avoir mis au point un système sophistiqué d'aquaculture et d'élevage d'anguilles. Dès 1865, après avoir annexe la quasi totalité des territoires aborigènes de la zone, les autorités ont créé la réserve de Framlingham, pour y regrouper les Aborigènes de la région de Warrnambool. 

Fiona Clarke, artiste Gunditjmara, est la fille de Banjo Clarke, un militant aborigène qui a mené le sit-in dans la forêt de Framlingham, en 1979.

Le projet Yarnin propose 4 portraits d'anciens Gunditjmara sur son site Internet. Mariah Briggs a filmé l'un d'entre eux, celui de Fiona Clarke. Cette artiste aborigène a vécu dans la réserve de Framlingham, tout comme la propre grand-mère de Mariah, membre des Générations volées. « Ma grand-mère maternelle vivait à la mission aborigène de Framlingham, mais elle a été enlevée et placée dans un foyer pour filles, raconte Mariah Briggs. Et quand ma grand-mère a eu ma mère, elle l'a confiée pour adoption. Donc ma mère a du repartir de 0, apprendre sa culture, d'où venait sa famille. »

Voilà pourquoi la jeune Mariah ne savait rien de l'histoire de la lutte des Gunditjamara pour récupérer une partie de leurs terres. La mission de Framlingham ne représentait qu’une portion congrue de leur territoire initial, avant la colonisation. En 1976, les Aborigènes Gunditjmara ont commencé à faire campagne pour se faire restituer une partie de la forêt de Framlingham, qui appartenait alors à la couronne. 

En avril 1979, des Aborigènes Gunditjmara ont occupé une route de la forêt de Framlingham, pour protester contre le refus du gouvernement du Victoria de leur restituer une partie de leurs terres.

Devant la résistance des pouvoirs publics, ils ont alors organisé un sit-in en avril 1979, sur la route qui menait a une aire de pique-nique populaire, dans la forêt. Finalement, en 1987, les Gunditjmara ont obtenu ces terres supplementaries, avant d’en être reconnus propriétaires coutumiers par la justice en 2007. « Le fait d'interviewer Fiona Clarke m'a permis d’apprendre un peu comment notre terre a été sauvée grâce au sit-in. Avant de m’entretenir avec Fiona, je n'avais jamais entendu parler de nos droits sur la terre, et ce que la terre représentait pour les Aborigènes de notre région. »  

Cette rencontre entre la jeune et l’ancienne a retisser quelques mailles d’une mémoire vacillante,ce qui réjouit Fiona Clarke. « Les jeunes ont vraiment bien fait de sortir et d'aller interviewer des anciens, parce que quand nous serons morts, qui pourra transmettre notre culture à leurs enfants? Quelqu'un doit bien recueillir ce savoir. Ils doivent apprendre à soigner notre terre, car une bonne partie a été polluée, et, ajoute-t-elle sur un ton ferme, ils doivent aussi apprendre à collecter leur nourriture dans le bush. »

« Ils ont perdu leur estime de soi, ce projet permet de la reconstruire. »


Aujourd'hui, la coupure de la transmission s’accélère entre les anciens et les jeunes Aborigènes. Le nombre de placements de mineurs aborigènes a augmenté de 400% entre 1999 et 2014, parce que selon les services sociaux, ils sont victimes de violences, ou vivent dans des conditions d'hygiène inacceptables. De nombreux experts et leaders aborigènes tirent la sonnette d'alarme. Ils affirment que c'est une triste redite des Générations voles entre 1910 et 1970.

« Qu'ils soient Aborigènes ou pas, beaucoup de jeunes ne comprennent pas qui ils sont et d'où ils viennent, souligne Rebecca Mc Lean, la productrice du projet Yarnin. Ils sont happés par les médias sociaux, et déconnectés de la réalité, et ce projet permet de les reconnecter avec leur histoire, leur passé, et de leur redonner un sentiment d'identité, surtout pour ceux qui vivent dans des petites villes rurales, où il y a beaucoup de problèmes sociaux, à commencer par la consommation de méthamphétamines. Ils ont perdu leur estime de soi, ce projet permet de la reconstruire. »