Australie: les pêcheurs aborigènes, prêts à aller en prison pour défendre leurs droits

C'est une histoire bien connue qui se répète, celle de la dépossession des Aborigènes, version XXIème siècle. En Nouvelle-Galles du Sud, les peuples côtiers, pêchent l'abalone, la langouste et du poisson depuis des millénaires. Mais cette activité traditionnelle gêne les pêcheurs professionnels.
Depuis plusieurs années, une confrontation silencieuse se joue le long des côtes australiennes, entre les pêcheurs aborigènes et les garde-pêche, qui représentent les intérêt des défenseurs de l'environnement, mais surtout des pêcheurs professionnels et de loisir. 
 
À chaque fois que Danny Chapman, un pêcheur du peuple Walbunja, entre dans l'eau, il sait que ses faits et gestes sont scrutés à la jumelle par des hommes embusqués. Enfin presque. « (Les contrôleurs de la pêche, NDLR) sont en uniforme camouflage, ils se cachent dans les dunes et de loin on dirait des arbres », observe Danny Chapman, qui est l'un des membres du conseil de la terre aborigène de Nouvelle-Galles du Sud. 
 
Très souvent, quand les Aborigènes sortent pêcher l'abalone ou la langouste dans les eaux d'une réserve marine de l'état, où la pêche est interdite, ils sont dénoncés par des habitants. Et quand ils sont en dehors des eaux protégées, ce sont les pêcheurs professionnels qui appellent les garde-pêche. « Quand j'étais petit, se souvient Danny Chapman, avec ma famille on allait pêcher, c'est comme ça qu'on survivait, jusqu'à ce que les Chinois et les Japonais découvrent, dans les années 60, que l'abalone, c'est très bon et qu'il y en avait plein en Australie. Du jour au lendemain, les pêcheurs aborigènes ont été exclus, nous sommes devenus des hors la loi. » 
L'objet de toutes les convoitises, l'abalone, ici fraîchement pêché au large des côtes de la Nouvelle-Galles du Sud.


L'abalone, mollusque lucratif 

 
95% des abalones pêchés en Australie sont exportés vers l'Asie, où le mollusque est tellement prisé, que son prix peut atteindre environ 150 dollars le kilo. Dans certains pays asiatiques, l'abalone est réputé fouetter la virilité. Et en Australie aussi, le précieux mollusque est considéré comme un mets délicat. Dans certains restaurants, il faut payer 100 dollars pour déguster un abalone. 
 
Pour protéger cette industrie génératrice de millions de dollars de revenus, empêcher la surpêche et lutter contre le marché noir, les autorités australiennes ont instauré des quotas, pour les pêcheurs professionnels, mais aussi pour les pêcheurs de loisir. Les Australiens ont le droit à 2 abalones par sortie en mer, et les Aborigènes, à 10, car pour eux la pêche à l'abalone est une pratique culturelle. Mais beaucoup ne respectent pas ces quotas. « À chaque sortie, je reviens avec 30 ou 40 abalones, reconnaît John Carriage, un autre pêcheur aborigène. J'ai 6 enfants, ma femme, ma mère et mon père à nourrir, donc je vais à la plage et je prélève ce dont on a besoin. J'ai été arrêté au moins 20 fois par les garde-pêche, et j'ai fait plusieurs séjours en prison à cause de ça. » 
 
Les garde-pêche ont les mêmes pouvoirs que des policiers. C'est une force publique, et pourtant, ils ont en partie été financés, directement, par l'industrie de l'abalone. « Oui nous avons payé des garde-pêche depuis 20 ans environ pour lutter contre le braconnage »,  confirme John Smythe, pêcheur professionnel, et directeur du Conseil de l'Abalone d'Australie.
Stephan Schnierer: « Avant l'arrivée des Européens, le poisson et les abalones étaient abondants. »


L'abalone, symbole d'une dépossession liée à la colonisation? 

 
Certains Aborigènes ont bel et bien braconné, pour revendre leurs prises au marché noir, et ils ont été condamnés. Mais ils sont une infime minorité parmi une infime minorité. Les Aborigènes ne représentent plus que 2% de la population australienne, et parmi eux, tous ne vivent pas sur les côtes, tous ne pêchent pas l'abalone. Les pêcheurs aborigènes estiment donc être victimes d'un harcèlement injuste. Stephan Schnierer est aborigène, pêcheur, et également chercheur à l'université de Southern Cross, en Nouvelle-Galles du Sud, spécialisé dans la recherche sur les pêcheries traditionnelles: « Quand les Européens sont arrivés, le poisson et les abalones étaient abondants. Ensuite, il n'y a pas eu de traité avec les Aborigènes pour déterminer leurs droits de pêche. Les Européens les ont volés. »  
 
Cette interprétation de l'histoire australienne est vigoureusement par le lobby des pêcheurs professionnels, mais aussi des pêcheurs de loisir, qui représentent un électorat nombreux et puissant en Nouvelle-Galles du Sud. « Mes ancêtres européens aussi partaient  pêcher pour nourrir leurs familles, rappelle Robert Brown, un député du parti des tireurs et des pêcheurs. Donc j'ai les mêmes droits culturels que n'importe quel Aborigène. » 
 
Pourtant en Australie, depuis 1993, des dizaines de peuples aborigènes ont été reconnus par la justice comme les propriétaires coutumiers de leurs terres. Ce titre de propriété traditionnelle devrait normalement leur donner un accès privilégié aux ressources animales, et donc annuler les mises en examen des pêcheurs aborigènes pour braconnage.
 
Récemment, des avocats ont basé leur défense d'un pêcheur aborigène sur ce titre de propriété coutumière, et le procureur a finalement abandonné les poursuites. Signe, peut-être, que la jurisprudence est en train d'évoluer.