Le grand écart entre l’histoire et la politique en Guadeloupe

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Il arrive encore aujourd’hui d’entendre des jeunes parler de l’histoire enseignée à leurs parents et qui faisait référence à leurs ancêtres Gaulois alors même que ce type d’ouvrages n’était plus usité depuis les années70. Pour autant, parce qu’elle n’a pas toujours été enseignée et bien enseignée, l’histoire reste sujette aujourd’hui encore à interprétation. Et ce que l’on suppose n’a besoin d’aucune thèse pour s’imposer comme fait historique. Ce faisant, comme les aînés et leurs ancêtres Gaulois, les jeunes contemporains apprennent des fantasmes avant, s’ils font l’effort de la découvrir, d’en savoir plus sur l’histoire de la Guadeloupe.

Au demeurant, c’est une lapalissade que de considérer qu’il y a autant d’histoire qu’il y a d’historiens pour la raconter. Pourtant, il faut aussi admettre qu’au milieu des interprétations, légères ou profondes, il y a toujours des faits réels.

En l’occurrence, les faits d’histoire de la Guadeloupe ont d’abord été transmis par les sachants des premiers temps. Forcément, il ne s’est trouvé aucun Caraïbe pour raconter leurs affrontements avec les Français et avant cela, aucun Arawak n’a laissé de traces de ce qu’il a subi de la part des Caraïbes à l’arrivée de ces derniers.

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C’est dire que cette terre à une histoire qui ne se résume pas simplement à l’esclavage et à la manière dont il a été raconté. Avant l’esclavage et avant l’arrivée des Français dans cet archipel, l’histoire s’écrivait déjà. D’ailleurs, bien des pierres vomies par les volcans du Sud Basse-Terre en sont un témoignage.

Mais bien sûr, et comment ne pas le répéter, l’histoire est souvent le récit que les vainqueurs en font. Rarement la thèse des vaincus a réussi à transcender le temps. Ainsi, on sait ce que les Français ont imposé aux Caraïbes avec le Traité du 31 mars 1660, mais on passe sous silence qu’avant cela, beaucoup de terres appartenaient aux Caraïbes, que dès le début de l’esclavage, quand les premiers Africains s’enfuyaient des plantations, ils allaient trouver refuge auprès des Caraïbes. Certains d’ailleurs ont continué de lutter avec les Caraïbes bien après la signature du Traité qui les expulsait de l’Île et les envoyait vivre à la Dominique et à Sainte Lucie. Pendant longtemps ils ont vécu dans les forêts guadeloupéennes, résistant comme ils le pouvaient et certains se sont établis à Marie-Galante, trouvant parmi les marrons leurs nouveaux conjoint(e)s. Ils n’ont donc pas tous quitté la Guadeloupe, leur sang coule encore dans les veines de leurs descendants.

Mais l’histoire est alors écrite par des religieux qui ne vont en dire que ce qu’ils peuvent, comptent tenu du fait que les ordres se disputent la tutelle spirituelle sur ces nouveaux domaines, ils ne risquent pas de parler contre les intérêts des puissances. Encore que, on trouve malgré tout une proximité entre certains religieux et les populations autochtones qui déplait aux possédants et aux gouvernants. La vérité historique est alors à regarder à travers ce crible.

Le magazine Géo le rappelle, c’est d’abord parce que la première main-d’œuvre servile, les « trente-six mois », ces Européens engagés pour trois ans, au début du XVIIe siècle, pour défricher et cultiver le tabac, ne suffisait plus aux ambitions de développement du moment que la France devient une puissance esclavagiste.

Il est cependant manifeste qu’il ne suffit pas d’être blanc en Guadeloupe et en Martinique pour être esclavagistes. Blanc, de par le Code Noir, deviendra très vite un statut, pas une fonction. D’ailleurs, l’une des raisons d’être du Code Noir, c’est probablement de régir les rapports sociaux et humains entre propriétaires et esclaves et aussi, sans toujours le dire, freiner le métissage qui est en rapide extension et se généralise. La société créole qui se construit commence à générer des mélanges « noir-blanc-Caraïbe ».

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Certes, là encore, il est difficile d’avoir un récit d’historiens pour en attester. Mais il y a des traces indélébiles qui se sont inscrites dans cette société et en garde encore l’apport. Ainsi, le créole qui se forme progressivement mêle les mots de l’ancien français dominant aux mots de dialectes africains ou à la langue des caraïbes. Une langue qui est en soit la preuve que les Caraïbes ont transmis bien plus qu’un héritage culturel aux nouveaux habitants de la Guadeloupe, ils y ont laissé leurs gênes. Aujourd’hui encore, les dentistes pourraient souligner la présence de racines doubles pour certaines canines, signe attribué, à tort ou à raison, à l’héritage génétique caraïbe.

La société de la première abolition

Pourtant, pour bien comprendre la distorsion qui existe aujourd’hui encore entre l’histoire et le commentaire politique que l’on en fait, il faut peut-être faire un saut dans le temps et se retrouver cent cinquante ans plus tard.

Entre 1713 et 1781 ce ne sont pas moins de 225 000 Africains qui ont été débarqués en Guadeloupe et en Martinique et réduit en esclavage. Progressivement, entre les nouveaux arrivants et les nés sur place se creuse une barrière, linguistique mais aussi de statut. Les mulâtres et issus de mulâtres sont très nombreux et si l’on parle d’esclavage dans un sens général, on oublie qu’entre tous ces hommes en servitude forcée s’est établie une hiérarchie, un fonctionnement sur les habitations et dans la société créole. Ceux qui servent dans les maisons ne connaissent pas la rudesse des champs, ni d’ailleurs l’échelle des sanctions.

La France est alors en pleine révolution et les idées de liberté fusent aussi bien dans les provinces de cette vieille monarchie que dans ses colonies. Tant et tant que, quatre ans après 1789, c’est la servitude elle-même qui est abolie. Le concept républicain plait même si tous ne l’entendent pas de la même manière.

Dans les colonies, entre blancs, il y a une cassure. Les possédants se font très vite à l’idée d’un nouveau système économique. Les autres, et peut-être plus particulièrement en Guadeloupe, se replient sur eux-mêmes. Ils n’ont plus de statut et dans ce monde hiérarchisé, ils sont tout juste les égaux des anciens esclaves. Là encore, c’est la fortune qui départage les uns et les autres, pas la couleur. Ainsi, si la Martinique est soumise aux pouvoirs des Anglais auxquels les possédants ont ouvert la porte pour défendre leurs biens et leurs statuts, en Guadeloupe se monte un corps d’armée près à défendre les frontières et les valeurs républicaines. Un corps constitué de toutes les composantes de la colonie de Guadeloupe et même de la Martinique que certains ont fui pour venir grossir le contingent, porteurs eux-mêmes de ses mêmes valeurs.

On s’est habitué à croire que ce corps d’armée était composé d’anciens esclaves parce que c’est cette armée qui se battra contre le rétablissement de l’esclavage. C’est aller vite en besogne et vouloir faire parler l’histoire à sa guise. En réalité, cette armée multicolore n’est mue que par ses idées républicaines auxquelles tous ses membres, mulâtres, noirs, blancs, sont unanimement acquis.

Louis Delgrès a dénoncé les agissements de Napoléon Bonaparte en 1802.

D’ailleurs, lorsqu’ils apprennent l’arrivée de la flotte dirigée par Richepance, ils croient voir venir l’aide de la mère patrie contre les incessantes attaques des Anglais. Ils sont prêts à accueillir ces frères d’armes de la République. C’est qu’on perçoit encore mal les nuances politiques et personnelles du nouveau premier consul. Et le désenchantement sera total.

©Guadeloupe

Là aussi, des écrits, et non des suppositions, viennent dire qu’une liste d’une quarantaine de noms a été rédigée par le gouverneur Lacrosse qui les considère comme insurgés. Parmi eux on ne trouve que deux noirs considérés comme tel. Les autres sont des blancs et des mulâtres dénoncés par le pouvoir en place à Richepance. Ils seront, de fait, les premiers recherchés par l’amiral.

Louis Delgrès.

Pendant ce temps-là, l’armée guadeloupéenne, comme elle sera nommée par un cinéaste, a à sa tête plusieurs cadres qui n’ont pas la même lecture des évènements. Pourtant, les annonces belliqueuses de Richepance vont décider les uns et les autres. Certains voudront négocier et seront pendus haut et court sur la place de la Darse, les autres entrent en résistance et connaîtront la fortune que l’on sait. Ce que l’on sait moins, c’est que parmi ces hommes tombés à Baimbridge et à Matouba, il y avait des hommes soudés non par la couleur de leur peau qui importait peu alors, mais par les sentiments républicains.

Dès lors, plus rien ne sera dit dans la colonie sur ces combattants de Matouba dont l’exploit sera plongé dans un silence voulu par le pouvoir pour faire perdre tout espoir aux survivants et aux victimes du rétablissement de l’esclavage, silence qui obère la résistance qui s’est poursuivie puisqu’un certain lieutenant de Delgrès, le Capitaine Palerme, obtiendra de pouvoir quitter la Guadeloupe quelques mois plus tard, preuve qu’il menait encore une lutte larvée qui comptait suffisamment pour que le pouvoir négocie avec lui et d’autres son départ de l’île. Il survivra en tout cas à Richepance, qu’une fièvre jaune terrasse quatre mois après le massacre de Delgrès et ses compagnons. Palerme, lui, choisira d’aller combattre avec Dessalines en Haïti.

Révolte des esclaves en Haïti

Mais de cette histoire dont les preuves matérielles existent, on a souvent voulu faire le premier pas d’une guerre anticolonialiste entre des colons blancs et le soutien du pouvoir central et une armée guadeloupéenne noire. Résumé  d’un fait d’histoire plus riche que cela. D’ailleurs, après avoir surmonté l’origine martiniquaise de Delgrès, le héros de Matouba auquel certains auraient préféré quelque Ignace ou Massoto parce qu’on les imagine plus noirs, on s’est accordé pour lui rendre l’hommage qu’il mérite et en faire le héros d’une histoire guadeloupéenne à la tête de la première armée d’anciens esclaves révoltés.

Vue aérienne du Fort Delgrès à Basse-Terre, en Guadeloupe.

C’est ainsi que l’histoire se transmet dans une grande confusion, encore plus avec un mois dit de la mémoire, le mois de mai, où tous les actes et les dates se mélangent pour ne plus être que ce que l’on veut en dire et non ce qu’ils sont réellement. Des actes qui parlent du courage des uns, de la barbarie des autres, mais aussi, du silence de beaucoup, silence provoqué ou silence volontaire, l’histoire a encore tellement de choses à essayer de comprendre avant qu’elle ne soit commentée et orientée.

©Guadeloupe

Pourtant, sur les hauteurs de Matouba, dans une Habitation devenue célèbre depuis, des soldats ont mêlé leur sang de blanc, de noir, de mulâtre et peut-être même de descendants de Caraïbes pour dire à l’Univers et déjà à ceux qui viendraient après eux sur cette terre de Guadeloupe, qu’ils ont rêvé que tous les hommes qui y vivront, qu’ils soient noirs, qu’ils soient blancs qu’ils aient tous les sangs coulant dans leur veines, soient libres et égaux en toutes choses, l’unique principe qui les animait, celui d’une République des libertés, de toutes les égalités et même d’une fraternité comme celle qui les a vus périr ensemble pour une même cause.

Voir aussi : L'historien Frédéric Régent publie un livre retraçant l'histoire de l'esclavage à destiantion des enfants.