À l’heure où la loi se durcit, au détriment des étrangers présents illégalement en France, nous sommes allés à Marie-Galante, à la rencontre de travailleurs haïtiens sans papiers, qui exercent comme ouvriers agricoles.
En Guadeloupe, comme ailleurs, les exploitants ont souvent beaucoup de mal à trouver de la main-d’œuvre, que ce soit en banane, en canne à sucre ou encore en maraîchage. Ils font donc appel essentiellement à des travailleurs haïtiens, des personnes souvent en situation irrégulière.
Au fil de leurs témoignages, les hommes et les femmes rencontrés ont parlé de leur vie quotidienne, faite de labeur, d’injustices, de peur, d’envies, de besoins. Ils ont évoqué leurs liens familiaux, notamment avec ceux restés au pays. Ils vivent en toute discrétion sur le territoire national, où la menace d’un contrôle et, donc, d’une expulsion, est permanente.
"On est en Guadeloupe pour travailler"
Les ressortissants haïtiens que nous avons rencontrés œuvrent à la coupe manuelle de la canne, sur la Grande Dépendance de la Guadeloupe ; c’est du moins leur principale activité. Certains sont présents sur l’île depuis plus de 30 ans et n’ont jamais pu obtenir un titre de séjour.
Edez a 65 ans. Voilà 33 ans qu’il a quitté son pays, Haïti, pour tenter d’avoir une vie meilleure en Guadeloupe, en l’occurrence à Marie-Galante, où il s’est installé clandestinement.
Nous sommes venus pour deux ans en Guadeloupe. Mais, finalement, depuis qu’on est là , on n’a plus bougé.
Edez, 65 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
En 2004, l’homme a été rejoint par son petit frère, qui a aujourd’hui 63 ans.
Nous sommes venus ici par la mer, en passant par La Dominique. Depuis, on est en Guadeloupe et on n’est plus jamais allé en Haïti. Quand je parlais avec mes parents, ils pleuraient, parce qu’on était partis depuis longtemps et ils ne nous voyaient plus. Maintenant, maman est morte, papa est mort, mais on n’y est pas allés. On a envoyé un peu d’argent, mais on n’y est pas allés, on ne pouvait pas y aller.
Kinston, 63 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
Le fait est que, pour voyager à sa guise et, notamment, faire un aller-retour entre la Guadeloupe et Haïti, il faut avoir un titre de séjour. Sans ce précieux sésame, revenir serait impossible.
D’où le fait que ces travailleurs étrangers ne souhaitent qu’une chose : être enfin régularisés.
Quand on va à la préfecture, ils ne font rien pour nous. On est revenus bredouilles. On nous demande des contrats de travail et il faut des employeurs qui nous déclarent. Sans ça, rien n’est possible.
Edez, 65 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
Pourtant on travaille dur, on travaille pour tout le monde à Marie-Galante. En fonction des saisons, on plante la canne, on coupe la canne, on fait du désherbage... on fait de tout ! On plante des patates, du manioc... Pour tous les besoins des personnes, on est là pour faire le boulot. S’il faut qu’on joue les maçons aussi, on le fait ! On fait ce qu’il y a à faire. Nous sommes des jobbeurs disponibles pour tous.
Kinston, 63 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
Mais la plupart de ceux qui les appellent, le font ponctuellement, en fonction de leurs besoins. Les travailleurs sans papiers sont donc dans un cercle vicieux que personne ne veut rompre : sans papiers, pas de travail déclaré et, sans contrat de travail, pas de papiers.
C’est tout ce dont on a besoin : des papiers, un travail déclaré, l’argent rentre dans les caisses de l’Etat, il n’y a pas de problème. Même si on travaille pour 50€, ils prennent 10€, 40€ c’est bon pour nous.
Edez, 65 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
Edez et Kinston, vivent avec le spectre d’une reconduite à la frontière, même si les autorités, parfois, ferment les yeux lors des contrôles sur les exploitations.
Je n’ai pas peur. Même si je vois la police, je n’ai pas peur. Je ne fais rien d’autre que travailler. La police m’a déjà attrapé et emmené. Finalement, ils m’ont laissé, parce qu’ils ont vu depuis combien de temps je suis là . Si je dois retourner en Haïti, je ne saurais même pas où aller, sans mentir. On est dans un pays non pas pour voler, mais pour travailler.
Edez, 65 ans, travailleur clandestin de nationalité haïtienne [traduction du créole haïtien]
"Enfin libre !"
Alix est une exception. Il a pu régulariser sa situation. À 53 ans, cet homme, entré clandestinement sur la Grande Galette en 2003, raconte comment sa vie a changé, depuis qu’il a enfin obtenu un titre de séjour ; c’était en 2020. Il le dit, les papiers sont synonymes de liberté.
Depuis que j’ai mon titre de séjour, il faut que je le renouvelle chaque année. Ici, quand on n’a pas de papier, on vous traite comme des bêtes de somme. Mais avec les papiers, on peut circuler où on veut, je vais en Guadeloupe quand je veux, si je veux aller au pays je prends mon billet, rien ne me retient ! Mais sans papier, on ne vit pas, on est cloîtré, comme une bête attachée à un arbre. Dès qu’on entend que les forces de l’ordre sont dans le coin, on ne peut pas prendre la route.
Alix, 53 ans, travailleur haïtien en règle [traduction du créole haïtien]
Par ailleurs, désormais, Alix a le choix, quant aux activités professionnelles qu’il peut exercer.
Aujourd’hui, je travaille pour un artisan maçon. Avant, je faisais tout ce que je trouvais : je coupais la canne, je passais la débroussailleuse, j'effectuais toutes sortes de travaux. Avant d’avoir des papiers, je me levais dès 3h30, pour descendre à Capesterre à pied, avant le lever du jour, pour ne pas rencontrer des forces de l’ordre sur la route. Tout cela c’était la misère. C’était vraiment dur.
Alix, 53 ans, travailleur haïtien en règle [traduction du créole haïtien]
Avant sa régularisation, Alix vivait dans la peur d’une descente de gendarmerie, caché, même parfois la nuit, pour ne pas être surpris dans sa case.
Un jour, ils m’ont couru après, alors que j’allais travailler à Capesterre. Je me suis réfugié dans les bois. Ils sont restés debout sur la route, ils ne sont pas partis. Je suis resté caché jusqu’à la nuit.
Alix, 53 ans, travailleur haïtien en règle [traduction du créole haïtien]
Et de telles péripéties, les travailleurs haïtiens sans papier en ont tous à raconter.
Une loi plus sévère
La "loi immigration" a été votée définitivement le 19 décembre 2023 par le Parlement. Le texte correspondant est actuellement sur le bureau du Conseil constitutionnel. Et la décision des Sages sera connue le 25 janvier prochain ; s’ils le valident, la loi sera promulguée.
Il s’agit d’une version très durcie du projet de loi initial présenté par le gouvernement. C’est notamment le cas pour ce qui concerne l’éventuelle régularisation des travailleurs étrangers sans papiers exerçant dans des métiers dits "en tension".
Avant la nouvelle loi, seule une circulaire Valls du 28 novembre 2012 permettait de régulariser des travailleurs sans papiers ; ceux-ci devaient prouver avoir été employés pendant au moins 8 mois et être présents sur le territoire français depuis 3 ans au minimum. Cette mesure valait pour tous les métiers, mais son application dépendait du bon vouloir des préfectures.
Le projet de loi du gouvernement, via son article 3, visait à attribuer, de droit, un titre de séjour dans des métiers "en tension" (la restauration, le BTP, l’agriculture...), où les patrons peinent à recruter. La Droite a redouté un "appel d’air" et le Sénat a supprimé l’article 3.
Le compromis final, adopté en commission mixte paritaire, dans l’article 4, est le suivant : un travailleur étranger sans papiers exerçant dans un métier en tension, pourra se voir délivrer, à titre exceptionnel et au cas par cas, une carte de séjour "salarié" ou "travailleur temporaire", valable un an. Ce, à une triple condition : avoir exercé un emploi en tension durant au moins 12 mois (consécutifs ou non) au cours des 24 derniers mois, occuper toujours un tel emploi au moment de sa demande et, enfin, justifier d’une résidence ininterrompue d’au moins 3 années en France.
La régularisation ne devient donc pas un droit opposable à l’autorité administrative, puisque l’attribution de ce titre de séjour se fera à l’appréciation du préfet, qui conserve ainsi son pouvoir discrétionnaire.
Seule petite avancée, en faveur des personnes concernées : le travailleur étranger ne sera plus obligé de passer par son employeur pour solliciter cette carte de séjour ; ce dernier est souvent réticent à remplir ce document exigé, par peur d’être poursuivi pour avoir fait travailler un étranger en situation irrégulière.
Enfin, la nouvelle procédure prévue par cette loi immigration est expérimentale, applicable durant 3 ans, jusqu’au 31 décembre 2026.
Le 7 janvier dernier, l’ex-ministre du Travail, du Plein-Emploi et de l’Insertion, Olivier Dussopt, a estimé qu’avec la nouvelle loi, 10.000 travailleurs sans papiers pourraient bénéficier d’une régularisation chaque année, sur l’ensemble du territoire français. Un chiffre à comparer aux 7.000 à 8.000 travailleurs qui étaient régularisés annuellement avec la circulaire Valls, y compris dans des métiers dans lesquels le besoin de main-d’œuvre n’est pas accru.
POUR ALLER PLUS LOIN/
Les podcasts "Prof’îles" de Josiane Champion, partie à la rencontre de ces travailleurs Haïtiens, sont à écouter intégralement > en cliquant ici.