O Mayouri : "Mais vers la mer où tu te perds" le nouveau roman de Joël Roy, sur les traces de plusieurs générations de femmes du Maroni

Les rives du fleuve Maroni, entre le Surinam et la Guyane. C’est le théâtre du  nouveau roman de Joël Roy « Mais vers la mer où tu te perds » paru aux éditions Orphie. Une très belle histoire, le récit du destin d'une femme.

« Mais vers la mer où tu te perds » est un livre intimiste, mélancolique. C’est l’histoire d’une femme, de l’enfance, à la plénitude de l’âge. Elle est noire-marronne, bushiningue, vit dans les villages du Maroni, circulant entre les rives franco surinamaises. Des "kampus" qu’elle fuit au fur et à mesure que les drames se nouent. Les faits se déroulent durant la guerre civile au Surinam dans les années 90, quand les jungles commandos, ces bandes armées opposées  gouvernement de Dési Bouterse, répandaient la terreur dans les villages isolés. Ces guerriers ont fini par rendre les armes, mais ont laissé derrière eux de véritables tragédies.

Des émotions et des couleurs

Des rires, des cris, des chants, des larmes. L’histoire est racontée à la 1ère personne, le lecteur est plongé dans l’intensité des émotions qui s’en dégagent. Les descriptions du fleuve, si loin et si proche à la fois, sont réalistes. L’écriture est chantante, poétique. Entre joies et peines, coups du sort, et petits bonheurs, rien n’est facile pour cette femme simple, qui se laisse porter par les événements. Une bushiningué, descendante des esclaves en fuite, dont le quotidien est rythmé par la nature, la parole des anciens, la vie dans la forêt. Elle est dans le présent, cultivant son abattis, écoutant de très loin les bruits du monde. La vie ne l'épargne pas avec son lot d'épreuves et de malheurs. 

Un témoin du temps qui passe

Témoin de la vie sur le Maroni, elle raconte les chercheurs d’or remontant le fleuve, les hommes venant de la ville, aux paroles acidulées, ses rencontres avec le peuple Amérindien, si différent. Entre tradition et rites bushiningues, le lecteur entre dans l’intimité de populations du fleuve. L’héroïne suit la trace de sa mère et sa grand-mère, ses figures tutélaires, des générations de femmes fortes ou l’homme ne fait que passer ou détruire. Le fleuve immuable, est son repère. Elle en suit le cours sans jamais s’arrêter, en attendant la mer.

Joël Roy imprégné de la culture noire-marronne

Un livre, tel une complainte où se reflètent, les thèmes chers à Joël Roy, l’auteur a beaucoup écrit sur les cultures noires marronnes. Joël Roy a à son actif plus d’une vingtaine d’ouvrages, romans et essais. "Mais vers la mer où tu te perds" aux éditions Orphie, est sorti en août dernier.

-Pourquoi avoir écrit cette histoire simple mais intense sur cette femme de culture noire marronne ?

Premièrement parce qu'elle est une femme. Sans doute que ce que je perçois de la "sensibilité féminine" m'a donné envie de voir jusqu'où je pouvais aller dans cette lucidité-là. Lucidité du sentiment amoureux, lucidité du sentiment parental,  sensation du désir amoureux, sensation du plaisir charnel, mais aussi sensation de la peur que peut inspirer son homme lorsqu'il se montre violent, et bien sûr le désespoir face à la perte d'un enfant... Je ne sais pas si je suis arrivé à trouver les bons mots pour évoquer tout cela. J'aimerais que des lectrices et des lecteurs me donnent leur sentiment à ce propos. Secondement parce qu'elle est de culture marronne. Je suis tombé en amour pour la Guyane, voilà déjà bien longtemps, en venant ancrer ma vie à Saint-Laurent tout d'abord, à Mana ensuite. Il n'est un secret pour personne que la population numériquement dominante dans l'Ouest (pardon pour ce crime de lèse-République une-et-indivisible) est de culture noire-marronne. De plus, de par mon métier, je côtoyais au jour le jour majoritairement des personnes de cette culture. C'est donc le plus naturellement du monde que je me suis lié d'amitié avec  beaucoup d'entre eux, et que j'ai appris à regarder leurs vies en essayant de laisser de plus en plus de côté mes a priori de "celui qui vient d'ailleurs".  Et L'intérêt pour l'Histoire et la culture marronnes s'est installé en moi. Pourquoi ? tout simplement parce lorsqu'on aime des gens, on ne peut être indifférent à ce qu'ils sont, qui ils sont, d'où ils viennent, etc. Ce n'est en aucun cas du voyeurisme, mais de l'échange et du partage... Vous dites que mon histoire est intense ? Elle l'est comme l'empathie qui me porte.

- C’est un livre chantant, nostalgique parfois, beaucoup d’émotions s’en dégagent, qu’avez vous voulu susciter auprès des lecteurs ? Pourquoi avoir fait le choix de l'écriture à la première personne ?

Chaque mémoire possède potentiellement les aspects que vous indiquez : nostalgie d'un temps révolu, émotion face au souvenir, sans oublier le plaisir d'évoquer des événements ou des personnes qui nous ont apporté de la joie ou même du bonheur. Il fallait donc que l'héroïne évoque elle-même sa propre histoire, avec sa propre sensibilité, pour avoir le plus de chance de toucher un lectorat. Ce que j'ai voulu susciter auprès des lecteurs ? Mais la conscience de ce que, quelle que soit la culture d'origine, les émotions, les sentiments et les ressentis sont proches voire semblables. Pour parler bref, la joie comme la souffrance n'ont pas de couleur et appartiennent en propre à toutes et tous. Comment l'auteur - s'il est un homme, arrive-t-il à  construire un récit le plus crédible possible, s'il s'attache à faire témoigner une femme sur ce qu'elle a de plus profond en elle ? Ma réponse à ce questionnement risque d'être biaisée et je crains de ne pouvoir y répondre qu'après avoir reçu des réactions de lecteurs - et peut-être surtout - de lectrices.

-L’histoire se déroule dans les années 80-90, pourquoi avoir situé l’action durant cette période de troubles pour le Surinam ? 

Cela procède d'un effet dramatique supplémentaire. Naturellement les événements rapportés dans ce cadre sont fictionnels, mais l'arrière-plan historique est tiré d'événements qui m'ont été rapportés par des personnes adultes mais qui avaient l'âge de ma jeune héroïne au moment des faits supposés, c'est à dire au moment de la guerre civile au Suriname. Comme ils m'ont été racontés, comme cela je les ai rapportés. Il s'agissait pour moi  d'insérer dans ma narration une ambiance oppressante plutôt que de rechercher une vérité historique qui m'était transmise oralement. Un historien aurait cherché à conforter son récit en cherchant des archives ou d'autres traces. Le romancier s'est contenté de récits rapportés parfois suffisamment glaçants.

-Vous avez écrit une vingtaine d’ouvrages autour de la culture noire marronne, pourquoi vous inspire t elle autant  ? 

Comme je l'ai mentionné plus haut, lorsqu'on a des affinités avec des personnes, qu'on se sent en proximité avec elles, on ne peut être indifférent à ce qu'elles sont, qui elles sont, d'où elles viennent. Ce désir de connaissance au départ tourné vers des individus m'a peu à peu instillé le désir d'une connaissance plus collectives, car je suis persuadé que l'on n'est réellement soi-même que si l'on est inscrit dans une société, fut-elle une mini-voire une microsociété. L'organisation en clans matrilinéaires, la proximité permanente avec les défunts devenus les ancêtres régulateurs sociaux, et le respect quasi permanent des règles édictées par ceux-ci sont devenus pour moi des objets de fascination lorsque je me suis rendu compte que, grâce à ces organisations sociales, les communautés de Marrons avaient formé au cours du temps des sociétés stables pour lesquelles la plus grande menace à l'heure actuelle est le consumérisme et l'acculturation. Je suis persuadé qu'il y a là une sagesse collective à ne surtout pas perdre. Je souhaite ajouter une dernière chose à mon propos, quant à la forme éditoriale de mon récit : j'ai écrit ce roman comme un hommage (très humble) à une grande écrivaine dont l'écriture me conduit depuis ma jeunesse. Le premier ouvrage d'elle qu'il m'a été donné de lire était "Pluie et vent sur Télumée-Miracle" que je relis au moins une fois l'an depuis des décennies. Son écriture si emplie de poésie, ses expressions "mots mêlés-gémellés", la fluidité de son style très souvent métaphorique... tous caractères scripturaux qui permettent d'habiller d'un voile apaisant et coloré la plus noire tragédie. Merci Simone Schwartz-Bart !

 

Le coup de cœur du libraire : "La porte du voyage sans retour" de David Diop aux éditions Seuil

« La porte du voyage sans retour » est le surnom donné à l’île de Gorée, d’où sont partis des millions d’Africains au temps de la traite des Noirs.
C’est dans ce qui est en 1750 une concession française qu’un jeune homme débarque, venu au Sénégal pour étudier la flore locale. Botaniste, il caresse le rêve d’établir une encyclopédie universelle du vivant, en un siècle où l’heure est aux Lumières. Lorsqu’il a vent de l’histoire d’une jeune Africaine promise à l’esclavage et qui serait parvenue à s’évader, trouvant refuge quelque part aux confins de la terre sénégalaise, son voyage et son destin basculent dans la quête obstinée de cette femme perdue qui a laissé derrière elle mille pistes et autant de légendes.

« La porte du voyage sans retour » de David Diop aux éditions Seuil